D’ici et d’ailleurs, 110
île de Houat, 25 juin 2025
Il vous naît un oiseau dans la force de l’âge
En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur
Puisqu’il n’a que son cri d’oiseau pour la montrer…
Jules Supervielle, Les amis inconnus

Hier, dans la torpeur de midi, à marée basse, seule face à la grève immense et blonde de la Grande Plage, je vois débouler un petit lièvre – hésitant, inquiet, il sort des fourrés qui dévalent de la falaise, les rochers de granit rose, et se lance sur le sable
– Où va-t-il ? Que cherche-t-il ?
Par saccades, il traverse la plage sèche et brûlante – s’avance vers la mer – croit-il pouvoir s’y désaltérer ? Le voilà qui s’approche des blocs de pierres qui protégent l’entrée du Vieux Port, depuis longtemps détruit.
Je voudrais l’avertir du danger – mais comment ?
Il se précipite vers une anfractuosité de l’amas trompeur, qui le conduira directement à la mer.
Trop tard, il a disparu.
Au-dessus de la plage, le ciel est strié d’hirondelles de mer – elles nichent par centaines dans les parois de la falaise, entre les immortelles, les chardons bleus, les oyats, et mille plantes odorantes.
Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,
Il n’est pas de chasseur encor dans la contrée
Et quelle peur les hante et les fait se hâter…



Au seuil de ma tente, chaque jour et du matin au soir, je reçois des visites.
Le faisan lent, superbe, précautionneux. Il picore la lande, guette, explore, picore – et parfois se rapproche de mon étroit territoire. Puis c’est la faisane aux couleurs d’herbes sèches, plus discrète et plus craintive encore, et puis non, plus familière – elle se rapproche davantage, picore les miettes que je dépose presqu’à mes pieds.

Maintenant, c’est à mon tour de grignoter : je n’ai pas plus tôt sorti mon bol, que le goëland se précipite et se poste, toujours à l’exacte distance qui lui permettra, si je tourne le dos une seconde, d’attraper au vol mon pain, mon repas.
Alors on se surveille. Sous son regard aigu, qui ne fléchit pas, je déjeune.
Je ne lui donne rien.
Mais l’espoir fait vivre.
Plus tard, de l’intérieur de ma tente, je les vois passer tous les trois, l’un après l’autre, feignant l’indifférence, entre mes piquets.
Goëland, faisan et faisane sont les descendants des goëlands, faisans et faisanes qui habitent ici depuis toujours, et que chaque année, j’y retrouve.
Mon installation viole leur territoire, et celui de tant d’autres bêtes plus ou moins ignorées.
Les plus véhémentes sont les fourmis : j’ai dû planter ma tente sur une fourmillière, alors affolées, depuis une semaine, elles grimpent sur ma toile, cherchent une issue à l’intérieur – de moins en moins nombreuses chaque jour pourtant – j’ai mis du citron, du vinaigre pour les inviter à déguerpir, mais elles s’accrochent : j’habite chez elles.
Je ne te parle pas des petites araignées, des papillons de nuit, de tout ce qui grimpe et vole en silence, cherche l’ombre et le frais, un abri, une once d’humidité, de sucre ou de quoi que ce soit de régénérant. Ni des bêtes invisibles qu’on suit à la trace – la laine noire accrochée aux fils qui bordent les sentiers du littoral, des moutons qui les franchissent allègrement, et qu’on découvre bien sages, à brouter au creux du vallon, en plein village.

Cette année, je n’aurai pas affaire aux rats, qui bouffaient allègrement tout ce qui traîne (-t’avais qu’à pas le laisser traîner), et pouvaient même, si tu commettais l’erreur de t’installer trop près des buissons d’ajonc (fallait pas te planter là), bouffer ta toile de tente : cette année, les îles du Ponant ont « déclaré la guerre aux rats », ces prédateurs que faute de prédateur – ici, ni fouines, ni renards, les municipalités insulaires ont pris le parti d’éradiquer.
Pièges perfides, ces boîtes noires disséminées dans la lande et le long des sentiers sont des postes de ravitaillement, qui envoient les rats crever un peu plus loin, un peu plus tard.

Puces de mer voraces et petits crabes fouineurs, tourterelles gémissantes et oiseaux de nuit au cri si doux – toutes les bêtes qui bougent, frétillent, clapotent et crapahutent par ici, sur le sable, sur la lande et dans les vagues, on les entend quand elles parlent, du soir au matin et du matin au soir. Et quand par myriades elles se taisent, ou émettent des sons que nos oreilles ne perçoivent pas, on les devine, on les pressent plus qu’on ne les voit.
Nos amies les bêtes restent nos amis inconnus.
Pourtant, elles nous semblent si familières à nous, les blancs-becs, poules mouillées, grues, corbeaux, poulets, pigeons et autres bécasses. Nous les morues, maquerelles, chiennes, têtes de mule et autres brebis galeuses. Nous les cochons, les chauds lapins, les moutons à cinq pattes, les dindons de la farce, les vaches à lait, les ours mal léchés et autres rats de bibliothèque, autres boucs émissaires. Nous qui hurlons avec les loups, devenons chèvres, peignons la girafe, bâillons aux corneilles ou bouffons de la vache enragée. Nous qui couvons, pondons, furetons, grenouillons, singeons, cavalons, lézardons, canardons à qui mieux mieux – que nous ayons, ou pas, une araignée dans le plafond, des poux dans la tonsure – une tête de linotte, des larmes de crocodile, ou un regard de chien battu.
Je te parle de nos bêtises – pas de la vie, de l’intelligence, du territoire des bêtes : La Fontaine a si bien raconté les unes et les autres. L a perdrix magnifique, quand elle
Voit ses petits
En danger…
Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile,
Attire le chasseur et le chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille…
Ces dernières années, les oiseaux de mer se font plus rares, en dépit des mesures de protection des espèces menacées.
Les insectes aussi.
Mais hier au soir, merveille, j’ai entendu le bourdonnement sauvage, l’hélicoptère puissant du hanneton, terreur des filles aux longs cheveux, dans lesquels il s’embrouille – je ne l’avais plus rencontré depuis plusieurs années.
Et puis dans le taillis, à la nuit tombée, j’ai vu luire en face de ma tente un, deux, trois, quatre, cinq vers luisants.
Et vous que faites-vous, ô visage troublé,
Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,
Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles :
Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ?…

Quelle merveille ta poésie. Merci.
Françoise
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merci à toi,Françoise ! C’est le monde d’ici, si fort et si fragile, qui est une merveille !
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