Rideaux de fer

D’ici et d’ailleurs 105,
Lézinnes, Tonnerre, mardi 3 septembre 2024

Samedi dernier, j’ai arpenté le centre-ville de Tonnerre : j’avais un mobile bien précis, que je vous révélerai à la fin de cette page. Chemin faisant, j’en ai profité pour faire quelques photos.

Tonnerre, « petite cité de caractère », dit le panneau à l’entrée de la ville. – Tonnerre, à deux heures de Paris en train quand il roule (- on est sur la vieille ligne PLM, pas sur celle du TGV, et elle cumule retards et travaux). Tonnerre et ses usines fermées, ses hyper marchés, Auchan et Lidl au sud, Leclerc au nord. Tonnerre et ses deux mondes : de l’autre côté du canal, de la rivière et de la voie ferrée, perché à flanc de coteau, le quartier des Prés-Hauts – des HLM où logent des familles de travailleurs émigrés, loin de la ville de Marguerite de Bourgogne et de son Hôtel-Dieu médiéval.
Ici, tout le long de la rue principale et dans les rues adjacentes, des boutiques vides, des rideaux de fer baissés. Partout des maisons, des devantures plus ou moins délabrées – sur certaines d’entre elles, la mairie a placardé des mises en demeure de rénovation, dont le délai est déjà dépassé. Partout, des maisons à vendre et des boutiques fermées. Tellement plus que de boutiques ouvertes (- j’ai failli acheter des fleurs, pour les offrir aux quelques commerçants survivants) – Une quarantaine au moins, sur quelques centaines de mètres.

Depuis quelques temps, l’Office de tourisme Chablis-Cure-Yonne-et-Tonnerrois a décidé de faire de ces vitrines vides, des cimaises, pour promouvoir un tourisme ailleurs prospère (- Ah, ce cher Chablis ! ) mais ici, balbutiant. Vignobles, eaux vives et vieilles pierres, les cibles ne manquent pas : séduisants cache-misère.

Sur ces murs à l’abandon, la mémoire est vivace : nombre de maisons portent encore, peinte en noir ou rouge, l’inscription de commerces du siècle dernier, ou même d’avant-guerre : boucherie, café, mercerie, chauffagiste… Devant chez le buraliste, je suis tombée en arrêt : dans toute la rue, c’était bien le seul commerce à avoir tenu le coup, à travers les siècles. Au fronton de sa façade, s’affiche en grand le titre de l’Yonne Républicaine – une inscription qui date peut-être de sa création, en 1944, et en dessous, en plus petit, Franc-tireur, l’Humanité, l’Époque

– À vrai dire, toutes ces maisons sont belles malgré leur grand âge et leur décrépitude, et elles ont plus besoin d’être soignées et habitées, que dissimulées, ou pire encore, ripolinées. Regardez ces verrières, ces boiseries d’un atelier abandonné depuis longtemps. Et là, cette porte étroite d’une belle demeure mort-vivante : – Quand l’AFOC (Association Force Ouvrière Consommateurs) y a-t-elle tracé ce panneau désuet, « permanence le vendredi de 17h30 à 19h »? – Mystère. Mais c’est hier, en tout cas, que 4 syndicats y ont apposé une plaque de verre au design high-tech – FO, la CGT, la CFDT, et la FAFPT (Fédération Autonome de la Fonction Publique Territoriale).
Comme quoi le cadavre bouge encore.

Il se réchauffe, même, dans ces quelques tables nouvelles, ces boutiques abandonnées tout récemment transformées en galeries d’art, qui s’ouvrent sur rendez-vous. Et ce cinéma-théâtre flambant neuf, surtout, avec sa programmation d’art et d’essai.

En descendant vers la gare et le Pâtis (la grand-place, d’où j’entendais s’époumoner le Monsieur Loyal de la foire-expo annuelle, les « journées gourmandes et artisanales du Tonnerrois », dans le feu de l’action), je me suis arrêtée devant le fabuleux Café des Glaces, au charmant décor suranné – café au rez-de-chaussée, salle de bal à l’étage, il fit jadis vibrer la ville : la grande salle était archi-vide, elle aussi, et silencieuse, les portes grandes ouvertes. Je suis entrée : dans l’ombre froide, j’ai aperçu de grandes toiles sur les murs : le café est transformé en « espace d’exposition, lieu de rencontres et résidence d’artistes ».

Ça ne m’a pas découragée. Et puis vous vous en doutez, je ne vous écris pas pour vous faire partager la délectation morose d’une déréliction urbaine, mais une, et même deux formidables nouvelles.
– D’abord, je viens d’apprendre que le commerce dont la disparition m’avait le plus navrée – la belle librairie Plume et Image, si bien située en plein cœur de ville, fermée depuis des années, avait ressuscité de ses cendres. Alors samedi, c’est pour découvrir cette nouvelle enseigne, un peu cachée dans une rue latérale, que je suis allée à Tonnerre : Maipiù, « livres et vinyles (neufs et occasion), café, thé, douceurs italiennes »… J’avais rencontré ces jours-ci des habitués : il paraît que le lieu est épatant. Mais pas de chance, samedi, les libraires étaient en vacances. Je vous en parlerai donc une prochaine fois

Et puis, il y a cette seconde nouvelle, que vient de m’apprendre ma voisine Françoise, décidément la plus précieuse des informatrices : les locaux de l’ancienne librairie viennent d’être rachetés, et la maison avec. – Et devinez-quoi ?
…pour y créer un musée de la RDA.
– Oui, vous avez bien lu : un musée de la RDA, à Tonnerre.
Dans cette ville où, à l’époque où des gens d’ici montaient le soir sur la colline d’en face, pour surveiller la redoutable survenue de l’homme-au-couteau-entre-les-dents, on montrait du doigt Simone, une vieille copine de ma mère – « l’institutrice rouge ». Simone était une femme formidable, comme Pierre, son mari forgeron (j’ai passé des super vacances chez eux – leur appartement, dans l’école, était remplie de souvenirs de l’URSS, d’où ils revenaient chaque été, radieux, et j’y ai découvert et appris par cœur toutes les chansons d’Yves Montand).
Un musée de la RDA. Le premier, l’unique en France.
( – Il y en a un à Berlin bien sûr, Karl-Liebeknecht Strasse)

https://www.lyonne.fr/tonnerre-89700/actualites/un-musee-consacre-a-la-rda-en-projet-a-tonnerre_14247896/

Un musée de la RDA. À l’heure où Saxe et Thuringe votent pour un parti proche des néo-nazis – et les habitants de l’Yonne, massivement pour l’extrême droite.

Anmut sparet nicht noch Mühe…
Le charme ne suffit pas, le travail est nécessaire,
La passion non plus, il faut de la raison
Pour qu’une bonne Allemagne prospère
Comme toutes les autres nations
Que les peuples cessent de pâlir
Comme à la vue d’un assassin
Et comme aux autres, sans frémir
Qu’ils nous tendent leurs deux mains !
B.Brecht, Kinderhymn

Je viens à l’instant de raccrocher : j’ai parlé avec la dame qui a lancé ce projet – c’est une française qui a vécu et travaillé en RDA. Elle a constitué une collection d’objets du quotidien, et une bibliothèque qu’elle souhaite partager. Et aussi, une association, pour soutenir et concrétiser son projet : association.musee.rda@gmail.com.
…Viel Glück !

De ça aussi, je vous reparlerai, quand j’aurai des images à vous montrer.
En attendant, je dédie ce clip de Soviet suprem à Simone, dont l’humour franchissait la ligne bleue des Vosges jusque par-delà l’Oural. Et à ceux et celles que ça ne fera pas rire, cet enregistrement par Eisler (c’est lui qui en a composé la musique) du Kinderhymn de Brecht – une sorte d’hymne national bis de la RDA, au temps du rideau de fer.

6 commentaires sur « Rideaux de fer »

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