Angélus

D’ici et d’ailleurs, 104
Lézinnes, 17 août 2024

Quand les cloches du soir, dans leur lente volée,
Feront descendre l’heure au fond de la vallée…
Marceline Desbordes-Valmore, Cloches du soir

Aujourd’hui, pour une fois, ce n’est pas d’une image captée par les yeux que je veux vous parler, mais de celle que suscite la volée violente de la cloche au clocher de l’église, juste au-dessus de nos têtes – l’angélus.
Un angélus tronqué, puisqu’il devrait retentir aussi le matin, alors qu’ici, il ne sonne qu’un peu avant midi et sept heures du soir – deux fois par jour seulement donc, mais avec 80 battements à chaque fois, et drôlement sonores je vous assure. Des coups presque aussi terribles et surprenants que les attaques aléatoires des avions de chasse qui survolent chaque jour le village jusqu’au ras du clocher, à vous faire exploser les tympans.
Angélus approximatif du reste, parce que selon une règle très ancienne, la volée devrait être précédée du tintement de trois fois trois coups de cloche.

Or dans mes oreilles, à chaque fois que bat la cloche, à chaque fois que sa voix puissante et pleine s’étend sur les toits, la campagne, par de-là le cimetière, la rivière, les champs et les bois, j’entends un vide assourdissant monter du village, se répandre sur la campagne, les champs, les bois : la cloche révèle et fait vibrer, crier le silence.

Le silence, ici, n’est pas seulement ce temps suspendu de l’été, des heures chaudes et des siestes longues, le vide des vacances. C’est celui de toujours, d’un hiver et d’un été à l’autre. Un vide troué seulement par les moteurs des voitures qui se garent sur la place de l’église, leurs portes qui claquent – les clients de la pharmacie voisine, les rugissements d’un voisinage parfois, et de loin en loin, le passage des trains Paris-Dijon qui depuis bien longtemps ne s’arrêtent plus ici. Et cinq fois par semaine, à l’heure du déjeuner, par le jacassement d’une grappe d’enfants dans la cour d’à-côté : la cantine jouxte notre jardin. Un silence brouillé par le ronron d’une pompe à chaleur, le ronflement constant d’un ventilateur, dans le silo d’une ferme. Traversé, les jours d’été, par les cris stridents des hirondelles. Habité, du petit jour au couchant, par le roucoulement lancinant des tourterelles.
Le silence des rues vides, des fenêtres et des volets fermés. De la route parcourue à toute allure par des gens qui vont à dix kilomètres d’ici faire leurs courses au supermarché. À trente ou cinquante kilomètres d’ici, travailler. Le silence des maisons à vendre. Des fermes fermées.

L’ange du Seigneur apporta l’annonce à Marie 
Et elle conçut du Saint-Esprit.

Ici, ça fait un bail que quand sonne la cloche, nul ange ne passe. Qui sait aujourd’hui ce que chantait hier l’angélus ? Pourtant les cloches des églises sont des personnes : baptisées, elles portent un nom, une inscription souvent. Comme le rythme et l’intensité de leur sonnerie, leurs timbres, leurs notes délivrent un message religieux, mais parfois civil aussi. Voyez plutôt :

http://campanologie.free.fr/pdf/Code_et_langage_des_cloches.pdf

À Lézinnes, on entend tous sonner la cloche de l’église – à tous, elle rappelle : bientôt l’heure de déjeuner, de dîner. Quelques minutes plus tard, si on tend l’oreille, on entend le carillon civil de la mairie qui à l’heure pile, sonne les douze coups, ou les sept coups de l’heure.
Autrefois, l’angélus invitait à suspendre le travail pour prier, mais Elisabeth Chaussin, une amie historienne de Tonnerre, m’apprend qu’il avait aussi des fonctions laïques, comme l’ouverture ou fermeture des portes de ville. Et qu’au clocher de l’église Saint-Pierre, sur les quatre cloches refondues au 17è siècle, l’une d’elle proclame : « Je suis faict en lan 1623 pour le service de la republique de tonnerre » : voix civile et religieuse ne se distinguaient déjà pas si aisément, au clocher des églises. 

https://tonnerrehistoire.wordpress.com/category/vie-de-la-cite/horloges-et-cloches-de-ville/

…Et le Verbe s’est fait chair, Et il a habité parmi nous

– Le Verbe ? Quel Verbe ?
Entre Tonnerre et Ancy-le-Franc, Lézinnes n’est pas seulement au cœur d’une région désindustrialisée, à l’économie plus ou moins sinistrée : le département de l’Yonne est l’un des plus tôt déchristianisés de France, où en 1905 déjà, le Tonnerrois battait tous les records d’anticléricalisme. Et par ici, après le Concile Vatican 2, dans les années soixante, c’en était fini de ce qui restait du catholicisme de tradition – les petites chaussettes blanches du dimanche, les corbeilles de pétales de rose à la Fête-Dieu, les cohortes d’aubes et de brassards pour les communions solennelles, à la Pentecôte.
Le silence que fait crever, exploser et retentir la cloche, c’est aussi ça. Alors, pour qui sonne la cloche, maintenant ? Et pourquoi ?
La semaine dernière, j’ai enquêté dans quelques villages des environs : il y a des clochers qui sonnent, d’autres pas. Il parait qu’il y en a qui sonnent deux fois, d’autres trois fois par jour. Ici matin et soir, et là midi et soir. Qui décide ? Le maire ? Le curé ? Les paroissiens ? les citoyens ?
J’ai vite compris que je n’y comprenais rien. Alors j’ai pris rendez-vous avec un homme du métier, diacre dans la paroisse d’Ancy-le-Franc ( – c’est à dire, « ministre ordonné » par l’Église), qui m’a aimablement raconté quelques histoires – merci à lui !

Hier matin, on a causé au jardin, à l’ombre du noisetier :
– C’est simple, m’a dit le diacre : là où on sonne l’angélus, c’est parce que c’est la tradition. Pour tout le monde, c’est un repère horaire.
Toutes les sonneries sont automatisées, certaines reliées au satellite. Les églises sont plus ou moins bien équipées, et parfois pas du tout, alors, pas d’angélus. À Lézinnes par exemple, le moteur n’est pas bon, alors on ne peut sonner qu’une seule sonnerie, toujours la même.

Maudit sois-tu carillonneur
Que Dieu créa pour mon malheur
..Quand sonnera-t-on la mort du sonneur ?

Sous un clocher, chaque village, chaque quartier est par définition Clochemerle. Alors il s’en raconte ici aussi, des histoires de cloches plus ou moins perfides.
– À Tonnerre, la femme de l’ancien ministre de l’Agriculture et de la Justice parachuté maire, Monsieur Nallet, a fait couper l’angélus du matin parce que ça la dérangeait
– Le même Nallet a voulu faire sonner toutes les cloches de Tonnerre le 14 juillet 1989 à midi mais pour des raisons techniques dit-on, celles de St Pierre ont été neutralisées ce jour-là et depuis elles restent muettes
– Le vicaire général du diocèse de Sens-Auxerre (dont l’archevêque est primat des Gaules et de Germanie, tout de même) est natif de Ravières, pas loin d’Ancy-le-Franc. Or de tout temps les gens de Ravières – entendons, les paroissiens, s’opposent à ceux d’Ancy : ils sont traditionnalistes. Par exemple, il n’y a qu’à Ravières qu’on sonne encore le glas, la sonnerie des morts – rendez-vous compte, juste à côté de la maison de retraite !
Et, oui, le coin est tellement anticlérical qu’à Tissey, près de Tonnerre, l’église a été désaffectée par la municipalité dès 1902
(J’ai jeté un œil sur internet : l’Yonne républicaine m’informe qu’une carte postale de l’église de Tissey est parue dans la collection « La Grande pitié des églises de l’Yonne », publiée après la Grande Guerre – inspirée sans doute par un bouquin de Barrès, La grande pitié des églises de France)

…Natif de Tonnerre, lui, le diacre d’Ancy-le-Franc en connait un rayon sur les paroisses d’ici. Il résume :
– Il n’y aura bientôt plus personne dans les églises – le diocèse, c’est un Ehpad. Et puis il n’y a plus qu’une trentaine de prêtres pour tout le département – ça veut dire une messe par an dans la plupart des villages, et encore pas tous. Or la moitié d’entre eux sont « prêtés » par un pays d’Afrique, et ils ne s’adaptent pas forcément à la modernité. D’ailleurs récemment, l’évêque de Dijon (qui coiffe celui d’Auxerre) a décidé qu’il n’en voulait plus. Alors… À Dieu vat.

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux

Baudelaire, La cloche fêlée

Le soleil se faisait de plus en plus vif entre les feuillages du noisetier, il faisait chaud, et l’angélus allait bientôt sonner.
– Dans les années 1980, m’a alors raconté le diacre, il y avait à Tronchoy, près de Tonnerre, une famille de douze enfants qui récitait les trois prières de l’angélus chaque jour. L’un des fils est devenu prêtre, l’autre a repris l’exploitation. Et puis par ici, il y a encore les équipes du rosaire, des femmes qui récitent ensemble l’angélus et le chapelet, chaque mois. Ça revient…

C’est la cloche du vieux manoir du vieux manoir,
Qui sonnait le retour du soir le retour du soir
Ding, dingue, dong…

Quand je me suis retrouvée seule, dans le silence du jardin, je me suis souvenue d’une chanson chantée par Édith Piaf et les Compagnons de la chanson, les trois cloches (Jean Vilard, 1939) : je l’ai écoutée – elle était pathétique. Et puis ses cloches ne sonnaient pas l’angélus : c’était celles qui rythmaient la vie d’un chrétien, de la naissance à la mort.

Un peu plus tard, dans le hamac, m’est revenue en tête une vieille comptine qu’on chante en canon : la cloche du vieux manoir sonne peut-être l’angélus ? Mais alors, cette chanson so british de la fin du siècle dernier aussi, why not ?

4 commentaires sur « Angélus »

  1. Bonsoir,

    Moi, j’aime le son des cloches (peut être parce que mes ancêtres les sonnaient à Yrouerre) et je trouve dommage qu’à Lézinnes, sans vouloir faire de mauvais jeux de mots, on entends toujours le même son de cloche: l’ angélus … Pour moi, il y a le glas pour les enterrement, une autre note pour les mariages ,ainsi que pour les baptêmes (dont je ne connais pas les noms) . On sonne l’angélus à tout bout de champs, pour ceux qui se revendiquent traditionnaliste ( et on en à eu la preuve aux dernières élections), çà fait bien de sonner l’angélus…mais ce n’est qu’un panel très minimes de ce que nos cloches peuvent tinter .

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