Waste Land

D’ici et d’ailleurs 101,
Athènes, Sifnos,
27 avril 2024

Here is no water but only rock
Rock and no water and the sandy road
…Ici point d’eau rien que le roc
Point d’eau le roc et la route poudreuse
T.S. Eliot, The Waste Land, La terre vague, trad. M. Vinaver

Il y a quatre jours, la tempête était si forte dans la nuit noire que l’Anemos a bien failli ne pas accoster sur la mince jetée du port de Sifnos.
Anemos – le vent. Meltemi, Borée, Éole… Ici c’est le pays du vent. Les Cyclades.
L’ Anemos est un gros et bon ferry, mais le capitaine est encore un peu inexpérimenté, nous dit un restaurateur le lendemain. Il a dû s’y reprendre à huit fois pour arriver à arrimer le bateau. Adèle et moi, on se voyait déjà errer le reste de la nuit sur la mer Égée, ou échouer à Milos, un peu plus au sud, dans le meilleur des cas…

L’été dernier, un article du National Geographic vantait les délices de la balade à travers les « prairies de fleurs sauvages » de Sifnos,  » des terres agricoles parsemées de fleurs blanches, d’où s’élèvent le doux bêlement des chèvres et le carillonnement de leur cloche. » – Que nenni. Fin avril déjà, l’herbe est sèche et archi-sèche, et nulle biquette ne se pointe à l’horizon, nulle clochette ne sonne dans le vent

Depuis trois jours, on arpente l’île. C’est le printemps, la saison de l’herbe fraîche et des fleurs – or ici les champs sont jaunis, calcinés. Les immortelles, qui dans nos îles fleurissent en juillet, sont depuis longtemps réduites en poudre. Tout juste si le long des sentiers, au pied des longs murs de pierre sèche, fleurissent des touffes de jaunes chrysanthèmes, quelques férules, et de ci- de là, de frêles liserons, de timides cistes roses. Les genévriers blanchissent, les oliviers s’étiolent…
– Cette année, il n’a plu qu’une seule fois nous dit Makis. Le manque d’eau est devenu le problème majeur de Sifnos, comme des autres îles. Et puis pas de fleurs, donc pas de miel, une ressource importante, ici. Quant aux oliviers, ils souffrent tellement que la récolte sera maigre, ou nulle. Pas d’olives, pas d’huile. Et pendant ce temps-là, des étrangers – des français surtout, construisent à tour de bras des maisons avec piscines…
– Mais il n’y a pas moyen d’empêcher ça ?
– Nous les îliens, on est impuissants. Ces gens-là font ce qu’ils veulent, ils payent, ils obtiennent des passe-droits.
Hier, Makis nous a emmenés dans l’un de ses coins préférés, le petit port de Faros au sud-est de l’île. En chemin, il nous a montré de hideuses bâtisses flambant neuves, disséminées dans les collines :
– Regardez ces fenêtres, ces baies vitrées géantes : les architectes ne respectent même pas les normes locales…
On marche ici sur des routes antiques – celles de mines d’or et d’argent exploitées dès l’âge de bronze, et dans un paysage protégé depuis bientôt trente ans par le réseau Natura 2000. Hélas. Pas plus qu’Apollon, le patron de l’île (la capitale de Sifnos, c’est Apollonia) n’arrête le cours infernal de son char solaire, ou qu’Éole ne fait crever les nuages en pluie au-dessus des champs, le réseau européen ni les îliens militants ne parviennent à arrêter les exactions d’une colonisation sauvage.
Makis, cependant, nous parle de l’association à laquelle il participe, qui tente depuis peu de fédérer les initiatives locales de protection des sites. J’attends de ses nouvelles.

Acropole, 22 avril

Waste Land : terre vaine, dévastéee… Ici, maintenant, on échappe au surtourisme, qui commence qu’en juin dans les îles – les habitants n’en peuvent plus, et depuis l’an dernier, sur l’île de Paros, un mouvement de mobilisation proteste contre l’exploitation intensive des plages. Mais à Athènes, printemps comme été, la foule afflue du matin au soir à l’Acropole, sur laquelle on se presse sans rien voir comme au Louvre devant la Joconde. Sur l’itinéraire qui contraint le flot ininterrompu des visiteurs, on fait la queue, et des marquages au sol prescrivent la distance minimale à respecter.
– Et cependant, au sud de l’Acropole, la rue Dionysiou Aréopagytou nous a réservé de charmantes rencontres : à l’ombre des oliviers, les élèves d’une école privée d’Athènes se la jouait frise des Panathénées,  et un peu plus loin, une association sino-hellène posait pour l’éternité.

Aujourd’hui 27 avril, j’achète un journal, le très sérieux I Kathimerini : justement, il publie un article sur le quartier hyper-touristique de la Plaka, au flanc de l’Acropole :  La Plaka est devenue un vaste hôtel – Même à l’intérieur de nos maisons, on ne trouve aucun repos, disent les habitants. Et sur sa Une, un article étonné sur la pratique de l’aérobic dans notre plus grand musée du monde, Yoga, espace et stretching au Louvre… Une pratique à imposer sur l’Acropole, pour décourager les paresseux, peut-êre les plus nombreux parmi les visiteurs ?

P.S. Aujourd’hui 5 mai, de retour devant mon écran à Montreuil, d’où je vous poste enfin cette page, je trouve cette Déclaration Fondatrice du Réseau pour des Cyclades Durables, sustainablecyclades.eu/fr/, datée du 29.10.2023 à Sifnos, rédigée par des signataires venant de différentes îles de l’archipel (- si vous voulez, vous pouvez la signer) : il s’agit non pas de bouter tous les touristes hors de Grèce, mais de répartir les flux sur l’année entière par exemple, et comme sur nos îles  bretonnes, de promouvoir un tourisme « doux » et « lent »… – pur oxymore, en l’état actuel des choses.

… Alors je me dis que ces paysages de bords de mer où rôtir au soleil sont en train de vivre une révolution comparable, dans son ampleur et son impact, à celle qui au siècle dernier, en quelques décennies, mit fin à une culture millénaire : l’abandon de ces terrasses vertigineuses qui, patiemment, les avaient façonnés. Ces terres devenues vaines – désertes et appropriables, pour le meilleur et pour le pire.

Terrasses abandonnées à Folégandros, Cyclades

2 commentaires sur « Waste Land »

  1. Nous avons connu Sifnos sauvage, fleurie, solitaire et tellement accueillante il y a une quarantaine d’années ! Je savais ce que c’était devenu, mais pas à ce point ! Ça me fait de la peine et de la colère.. Alors je reste sur mon île bretonne qui semble encore un peu préservée malgré tout, en cette saison… et puis il y a des fleurs partout de toutes sortes et des oliviers et des figuiers et des vignes et même du jasmin ! la mer y est souvent couleur de la Grèce dans toute sa transparence, comme c’était là bas il n’y pas pas si longtemps, avant le temps des piscines malfaisantes et tout le reste qui donne envie de s’enfuir ! ( Mais d’après ce que j’en sais c’était quand même un beau voyage… ).Ton île que je vois depuis les chemins côtiers du côté de Kerdonis, t’attend avant l’arrivée des barbares…viens y sentir le printemps d’immortelles et de goémon… je t’embrasse. Claude

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    1. merci Claude ! Tu sais, Sifnos, et toutes ses voisines restent malgré tout d’une beauté incomparable, et à cette saison, on peut y errer sur les sentiers en toute solitude des jours entiers – la culture, l’histoire, les paysages, les traditions sont si spécifiques à chacune de ces îles – si loin, si différentes de nos îles bretonnes, avec pourtant quelque chose d’essentiel qui leur est commun…. comme le parfum des immortelles ! Oui ce fut un très beau voyage avec notre grande petite fille, et j’y retournerai, comme je retourne à Houat, nécessairement. Waste Land ne dit pas tout de Sifnos – juste un aspect, mais vital.
      Profitez bien de Belle-île ! je t’embrasse aussi. Marie

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