Timbres

D’ici et d’ailleurs 99,
Montreuil, 8 avril 2024

 Timbre,
Altér. d’une forme *timbne « timbre », du gr. τ υ ́ μ π α ν ο ν « tambour, tambourin »
Dictionnaire CNRTL

Début d’après-midi, éclaircie dans le ciel de Montreuil. Un temps de mai, on dirait.
À l’angle de la place de la mairie, l’agence de la BNP est fermée comme tous les lundis.
Mais sur le boulevard, les distributeurs d’argent sont tous les jours très fréquentés.
Au-dessus du sigle de la banque, un tableau inattendu : une centaine de timbres-poste de toutes origines, consciencieusement collés sur le mur.
Dans le sas de la banque, un petit hall ouvert au public où on peut discrètement tirer de l’argent, un homme accroupi par terre farfouille dans ses trésors étalés au sol – quelques instruments, une boîte avec des bouts de bimbeloterie, des pièces éparpillées – l’auteur du tableau.
La quarantaine, maigre, le visage ouvert, souriant.

– Pourquoi je fais ça ?  Pour pas laisser perdre toute cette beauté. Comme ça les gens peuvent regarder les timbres, en profiter.
….J’ai trouvé tout ça dans une poubelle, et comme je suis SDF, personne ne veut me les racheter.
Tiens regardez – il me montre les timbres collés sur le pilier du hall. C’est beau, hein ?
Tenez, celui-là, c’est de l’art religieux.
…je lui montre celui que je préfère, là-haut, et il le décolle : prenez-le ! De toute façon demain ils vont tout décoller.
Ah ça me fait plaisir de vous voir apprécier. Vraiment.

… Oui je suis artiste, si vous voulez. Enfin j’étais artiste, avant. Maintenant… Ah c’est devenu dur. Tout est devenu plus dur.
Il me donne une poignée de timbres – Si si prenez-les ça me fait plaisir allez.
Il m’en redonne encore plein.
…De quoi je vis ? Je demande des sous aux gens. J’ai travaillé, avant. J’étais universitaire (- il m’explique son poste, employé dans les services administratifs). Puis autre chose, puis encore autre chose, mais toujours en dégringolant.

…Ce que je voudrais, c’est quitter la France. C’est trop dur la France.
Je voudrais aller aux Pays-Bas, fumer un petit joint tranquille, au soleil.
Il se baisse et ramasse une poignée de vieilles pièces d’argent de différents pays
– Tenez prenez ça aussi … Mais si, prenez-les, moi je ne peux pas les garder, ça pèse trop lourd..
… je peux rien faire avec.

Il ne fait pas la manche, ne demande rien. Je lui demande si je peux photographier ses installations – Mais oui avec joie ! je suis bien content que ça vous intéresse.
Je peux même le photographier lui devant son œuvre, oui, ça lui fait plaisir. Dans sa boîte aux trésors, il prend un minuscule bouddha en ivoire ou en plastique pour la pose, et le tient devant lui.
…J’aurais bien aimé vous montrer son visage – ouvert, épanoui. Mais on est en ligne ici, et on ne sait jamais.

Je les quitte, lui et la BNP, de l’art-en-banque plein les poches, et je tombe nez à nez avec 4 CRS en faction à l’entrée du métro, juste à côté.
À quelques mètres de là, des voitures de CRS stationnées sur le boulevard.
Un peu plus haut, un policier de la ville – je lui demande – qu’est-ce qui se passe ? – c’est l’opération « place nette » me dit-il, vous savez, Gérald Darmanin. Alors on vient dans plusieurs coins de Montreuil trois quatre fois par mois pour attraper les dealers les vendeurs à la sauvette.
– Mais vous êtes un peu voyants, non ? – C’est pas nous qui les chopons, nous on les récupère juste à la sortie du métro – on les connait tous en fait.
– Et alors ?
– Et alors, ils ont pas de papiers pas d’argent donc, on les interpelle, mais…
…on peut rien faire avec.
Et on les relâche. À chaque fois c’est pareil.

Timbre : c’est fou le nombre de sens de ce mot. J’ai regardé dans le dictionnaire du CNRTL : il y a de tout, de la musique à la fiscalité en passant par les postes et télécomm. Mais le premier, celui qui précède et peut-être gouverne tous les autres, nous parle d’un instrument qu’on frappe, pour sonner, pour appeler. Le timbre est un signal d’alarme.
J’en déduis que celui qui le frappe, est une sorte de lanceur d’alerte.
– Ceci dit, notre langue malmène le timbre – le dictionnaire poursuit, citation de Claudel à l’appui :
Loc. fig., littér. Avoir le timbre brouillé. Être un peu fou. On a le timbre un peu fêlé, c’est sûr !

Timbre éphémère, l’expo de timbres de la BNP ne m’a pas fait l’effet d’être fêlée, non, pas plus que son auteur, d’être timbré. En ce qui concerne la course-poursuite de la Place nette, par contre – je suis perplexe.

– Ah, encore une chose. Parmi les multiples sens de timbre, il y en a un que je ne résiste pas au plaisir de vous rappeler – c’est un sens « musical » :
Motif ou air connu sur lequel on ajoute un texte, pour créer une nouvelle chanson.

…Et puisqu’il fait un temps à aller se promener au bois de Chaville, voici un texte timbré (ou pas) – sur un timbre charmant (et un sujet terrible) : Tout ça parc’qu’au Bois d’Chaville (y avait pas d’muguet)

6 commentaires sur « Timbres »

  1. enfin de vraies nouvelles du monde. Même sans timbre, ta chronique est arrivée en plein dans le mille et un peu de beauté fait du bien en ces jours si lourds…

    J’aime

  2. Inattendue cette rencontre que tu as faite, mais pleine d’espoir, enfin pour moi. Un poète cet homme, il n’a rien mais partage le peu qu’il a : le rêve, la poésie qui manquent tant dans notre monde si matérialiste.

    J’aime

Laisser un commentaire