Naël et Maërl -stigmates et concrétions

D’ici et d’ailleurs 89,
Montreuil, lundi 17 juillet 2023 
       

À deux pas de chez nous, boulevard Paul Vaillant Couturier, le bitume a fondu en plusieurs endroits – ici des poubelles, et là une voiture brûlées ont laissé leurs empreintes

le véhicule d’un Agent de Surveillance de la Voie Publique stationne devant la mairie

entre la rue commerciale des Lumières, particulièrement ciblée, et la place Aimé Césaire, en plein cœur de ville, des barrières bloquent encore le passage

ici et là, dans le quartier, des devantures obstruées – fermées-fermées, ou bien fermées- ouvertes – et d’autres, indemnes, comme le Théâtre Public de Montreuil, le cinéma Le Méliès

sur la place de la mairie, les dégradations sont sélectives : très abîmée, la boutique Marionnaud et ses parfums restera fermée jusqu’à la fin du mois, le magasin de chocolats Jeff de Bruges a été détérioré – alors que les deux supermarchés Bio, fréquentés par les bobos friqués du quartier n’ont pas été endommagés
Le MacDo et le Quick ont été attaqués, mais pas les restaus plus chics, à deux pas
– pas plus que les boutiques de la rue de l’église, dont les prix sont pour la plupart prohibitifs
… comme si des marques avaient été visées, plus que les commerces en eux-mêmes ?

Je déambule – et très vite, je renonce à décrypter la répartition de ces stigmates, de toute évidence plus ou moins aléatoire

les émeutes déclenchées le 27 juin par le meurtre de Naël ont griffé le bitume, brisé des vitrines, détérioré nombre d’édifices publics et privés –  et aujourd’hui, entre ses barrages, ses panneaux de bois, et la vie qui continue, avec ses terrasses et ses commerces animés, l’espace public est un grand épiderme blessé, provisoirement couturé, chirurgie inachevée
ville ouverte, ville fermée
plaies ouvertes, pas encore cicatrisées – auto-mutilations
stigmates, stigmatisations retournées – si longtemps renfermées dans le béton le bitume des cités
tandis que depuis quelques jours, bouillonne l’impuissance de riverains, dans leurs boutiques, leurs bureaux barricadés

 – et soudain, en remontant le boulevard, je me souviens de ma surprise, la semaine dernière sur l’île de Houat, quand dans notre campement, des voisins bretons ont prononcé ce mot que je ne connaissais pas
MAËRL
– je le leur ai fait répéter : sur le coup, j’avais entendu NAËL

…on parlait de ces étonnantes concrétions qu’on ramasse là-bas sur les plages, entre les coquillages chaque année plus rares, les os de seiche et les squelettes d’oursins – de ce maërl qu’on appelle communément corail
ces drôles de petites choses biscornues, dont les enfants font de ravissants bijoux
– des algues, en fait, qui cristallisent les minéraux de la mer
des plantes-pierres dont j’ignorais le nom vernaculaire

Maërl sur la grande plage à Houat, juillet 2023

Naël – Maërl :
comme le plastique des poubelles et le métal des bagnoles fondent dans le goudron des rues
comme le verre des vitrines se carapaçonne se contreplaque s’opacifie
comme les passages s’obstruent les gens s’observent se surveillent,
la ville se décompose se recompose se cache et s’exhibe

comme le végétal se minéralise le vivant se pétrifie
comme l’océan immense se dépose en d’infimes corps hybrides
la rage s’accumule et se fixe sur une multitude de cœurs de nerfs de cerveaux humains.

…Le chant du Temps des cerises était un chant d’amour, et il a été écrit bien avant la Commune de Paris. Mais la mémoire de la Commune s’est reconnue dans l’image d’une plaie ouverte, dont nulle Dame Fortune jamais ne calmerait la douleur
– je ne compare pas la révolte et le vandalisme de ces derniers jours avec la Commune – je veux seulement vous dire ce qui m’a sauté au visage, en marchant dans Montreuil :

la vie organique de ces désordres
ces plaies, ces cicatrices, ces bourrelets
la ville-corps défigurée, anesthésiée, bouchée
ces stigmates – ces trous, ces étalages dévalisés, ces bâtiments dévastés, ces voies tailladées, mais aussi ces excroissances qui poussent un peu partout, et qui bientôt se résorberont dans sa chair.
Alors que des blessures anciennes continueront de saigner. Et les coraux de la rage, de croître et de se ramifier.

Mardi 18 juillet

Ce matin, les barrages qui bloquaient l’accès à des voies et places du centre-ville ont été enlevés. Dans cette libre circulation retrouvée, le message « Justice pour Nahel » s’affiche à chaque coin de rue.
Il fait un temps délicieux. Place Aimé Césaire, des enfants jouent dans les brumisateurs. Une société de nettoyage s’active aux abords de la mairie : la routine, rien à voir avec les émeutes.
– vous savez me dit un employé, ça sert à rien de s’énerver. De toute façon ça retombera sur nous.

Montreuil, 18 juillet 2023

La grande différence entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France ne tient ni à leurs histoires du racisme inscrites dans l’esclavage et le colonialisme ni à son intensité et à ses manifestations qui ont leurs singularités. Non, la différence capitale tient dans la reconnaissance de la responsabilité des institutions dans la production du racisme et des discriminations. Les politiques de lutte contre les discriminations aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne partent du principe qu’il existe une structure discriminatoire dans la société et que l’Etat et ses institutions sont comptables de sa transformation. Dans le cas français, la fiction d’un Etat vertueux depuis la Libération et la décolonisation renvoie le racisme à des comportements qu’il faut sanctionner.
Patrick Simon, Libération, 14 juillet 2023

Lorsque l’on réside en cité, les discriminations, la pauvreté, l’insécurité sont des réalités quotidiennes qui se vivent, s’éprouvent et marquent. Malgré la diversité des habitants, beaucoup sont confrontés aux mêmes difficultés : la stigmatisation, l’éloignement des services publics et des zones d’emploi, l’insalubrité des logements et les trafics qui happent quelques jeunes en quête d’argent rapide, rêvant d’une vie meilleure.
…Brûler les biens publics de son quartier, ses voitures, ses commerces revient à se priver soi-même. Les images sont attristantes et les dégâts considérables. Mais cette violence autodestructrice porte un nom : l’indignation. Elle se nourrit d’une conviction intime : « Cela aurait pu être moi. » Et lorsque le cycle se répète inlassablement depuis une quarantaine d’années, la question de la responsabilité politique s’impose.
Benjamin Lippens, Le Monde, 7 juillet 2023

S’intéresser aux «racines sociales plus profondes» des émeutes ne doit pas mener la gauche à négliger les questions de la sécurité publique. Car elle se condamne elle-même, en concédant à l’ennemi un domaine important d’insatisfaction qui, en période d’anarchie, pousse les gens vers la droite. L’insécurité fait beaucoup plus de mal aux pauvres qu’aux riches qui vivent tranquillement dans leurs ghettos dorés.
Slavoj Zizek, Libération, 14 juillet 2023

Ce que révèlent les émeutes, ce n’est pas tant l’échec de la politique de la ville que celui de toutes les politiques publiques qui laissent se déployer la ségrégation, la stigmatisation et les discriminations, voire y contribuent. 
Renaud Epstein, Le Monde, 7 juillet 2023

2 commentaires sur « Naël et Maërl -stigmates et concrétions »

  1. patrick simon a une idée assez naïve des états unis. la droite y est en train de supprimer dans les écoles au sud toutes idées de responsabilité pour les crimes racistes du passé. et au présent?
    cet racisme insupportable contre les blancs!

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