D’ici et d’ailleurs 74,
Lézinnes, 1er novembre 2022.
C’est vrai qu’ils sont plaisants tous ces petits villa-a-a-ges
Tous ces bourgs, ces hameaux, ces lieux-dits, ces cités…
Georges Brassens, La Ballade des gens qui sont nés quelque part

Ici, dans l’unique bar du village, comme dans celui du village d’à côté, et comme partout sans doute, si tu es étranger et que tu demandes ton chemin, il arrive qu’on te regarde avec cette commisération qui te fait mesurer à quel point, hélas, tu n’as pas l’avantage d’être né quelque part – c’est à dire, ici.
Ici, l’épicerie du village est en train de crever et tout le monde s’en fout.
C’est un commerce privé, un vival plus ou moins rattaché à la marque Casino. Ça tournait pas si mal pourtant, avant le covid. Une boutique multi-services, avec une petite activité de traiteur, et même à l’horizon, un projet de création de ferme pédagogique, des emplois… Explication du patron : faut pas rêver. Parce qu’ici, les belles idées écolos, c’est juste bon pour quelques clients des résidences secondaires. Et même avant la crise, les gens d’ici ne venaient pas : notre clientèle, c’est 5 pour cent seulement des habitants du village, et des gens de passage, des vacanciers…
Et puis les gens n’ont plus les moyens. Et quand ils ont trois sous, ils préfèrent les dépenser dans les loisirs, aller au bistrot. Mais ce qui nous a achevé, c’est les grandes surfaces.
De fait, un nouveau supermarché vient de s’installer à Tonnerre, et il y en aura bientôt un autre à Ancy-le Franc. Alors que la maigre population stagne et végète, les grandes enseignes se multiplient
Alors au village, plutôt que d’aller faire ses courses quelque part, au coin de la rue, on va chez Leclerc, Auchan ou Aldi – c’est à dire n’importe où, puisque ces magasins sont partout les mêmes.
– Et ceux qui n’ont pas de voiture ?
– Tout le monde s’en fout, je te dis.

Du reste, qu’est-ce que ça peut bien faire ? De toute façon, les villages d’ici sont morts, ou presque. Personne dans les rues, le matin, le midi et le soir. Chacun, chacune chez soi. Les projets d’intérêt collectif, la vie associative ? Ça existe, comme partout, mais si peu. Les quelques bancs sont déserts, tout juste si quelques jeunes se retrouvent un moment, parfois, près de la rivière ou sur la route nationale pour consommer des drogues plus ou moins douces. Plus personne ne se retrouve nulle part ici. La cloche sonne pour personne au clocher de l’église comme au carillon de la mairie.
– Ah non, pas tout à fait. Cette semaine, relative effervescence au cimetière – le petit commerce funéraire se porte plutôt bien. Les mini-résidences secondaires des gens d’ici fleurissent, tandis que dans le poste, dans les journaux, fleurit le marronnier de la fête des morts, et s’exposent les nouvelles tendances en matière d’inhumation. Avec un net essor de la crémation et de la dispersion des cendres en pleine nature – par drone c’est encore mieux, ubiquité garantie. Au diable la médiocre, coûteuse et vaine concession familiale, fût-elle à perpétuité.
Maudits soient ces enfants de leur mère patrie
Empalés une fois pour toutes sur leur clocher…
Quand sonne le tocsin sur leur bonheur précaire
Contre les étrangers tous plus ou moins barbares
Ils sortent de leur trou pour mourir à la guerre
Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part

J’y suis allée aussi de mon tour au cimetière, porter des chrysanthèmes achetés au supermarché de Tonnerre (il n’y en a pas dans l’épicerie moribonde) : on a quand même deux tombes, avec cinq ascendants et ascendantes… dont Georges, le père de ma mère, un jeune homme mort à 28 ans quelque part dans l’Aisne.
Au passage, j’ai jeté un œil au monument érigé en 1873 – sous une haute croix de pierre, une grande dalle aux inscriptions presqu’effacées, à demi enfouie sous les graviers. Archi-morts, donc, les morts inconnus, les nécessiteux enterrés là jadis par les soins réunis du maire et du curé.
Puis je suis allée faire un tour au monument aux morts, le vrai, en haut du pays comme on dit ici : le nom du jeune homme, c’est à dire le mien, y était bien inscrit. Marque tangible d’enracinement pour ses descendants.


Or il se trouve qu’il y a trois jours, G. et moi nous sommes allés faire un tour vers le sud, dans des coins de Bourgogne où avaient vécu les parents du jeune homme, il y a une éternité.
Là, en flânant dans un village de Côte d’Or, je lève la tête – et tout à coup je vois, gravé en or sur le monument aux morts – le nom de Georges :
– « À la mémoire des braves enfants d’Essey tombés au champ d’honneur »…
– … »Aux enfants de Lézinnes morts pour la France », proclame de son côté le monument d’ici.
La femme du défunt l’avait rapatrié dans son village – le nôtre. Sa mère, elle, l’avait domicilié chez elle.
Mieux encore.
On m’a souvent raconté que des années plus tard, quand on a ouvert la tombe du poilu pour y enterrer sa veuve, on a constaté que son cercueil était vide : comme quelques autres disparus semble-t-il, Georges avait en vérité hérité d’ un autre domicile – pas très fixe, volatile, plutôt. – À quelle boue, quelle poussière s’étaient mêlés les fragments de son corps explosé ? Loin de nous autres en tout cas, imbéciles heureux qui sommes nés, ou morts quelque part.
« …né quelques part » : En ma qualité de déraciné, sans réelle patrie ( pour les gens d’ici, je reste un étranger à vie, et pour ceux de là-bas un immigré, c »est à dire un perverti et un dénaturé, pour ne pas dire un traitre), la chanson de Georges avait des vertus consolatrices. La chronique de Marie de ce 1er novembre (Un anniversaire qui a pour moi un autre écho que celui de la journée des morts…) a le mérite de faire évoluer ma perception de l’atmosphère suspicieuse de mes voisins de mon village d’adoption de La Touraine profonde » …En sachant que tous ceux qui n’y sont pas nés, sont des perturbateurs en puissance, je me sens moins seul… Toutes les chroniques de Marie s’inscrivent dans un humanisme sincère qui nous reconcilie chaque fois avec notre propre humanité… Merci MARIE ! Merci mon amie!
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grand merci à toi de ce message – oui tu vois, moi aussi pour bien des gens du village de ma mère, je suis une étrangère, une « marginale » qu’on regarde parfois de travers…. Quant au 1er novembre : oui, il faut un commencement à tout, même pour cette guerre sans nom qualifiée, en son temps, d »évènements » – alors qu’en vérité depuis 1830, d’un bout à l’autre du pays, on n’a jamais cessé de résister et de se battre – entre révoltes, razzias, « séditions » et « représailles »…
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Eh bien Marie, il fait un temps de Toussaint dans ton message cruellement juste.
Bien malin qui dira ce que sera devenu notre monde dans 20 ans, et ce qu’il adviendra de nos villages.
Mais quand même : vive le Vival, ce mot qu’on peut imaginer décliné à l’optatif !
Je vous embrasse.
Brigitte
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merci Brigitte ! oui, vive le Vival et vive la vie!
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