Espèce Exotique Envahissante : l’arbre des dieux

D’ici et d’ailleurs, 72
Montreuil, dimanche 25 septembre 2022

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme
Un arbre par-dessus le toit,
Berce sa palme.
Paul Verlaine

Lundi dernier, le train de Paris avait du retard. Le quai de la gare de Tonnerre était presque désert, et je regardais le quai d’en face direction Dijon, désert lui aussi – ses trois grands arbres majestueux, leur frondaison harmonieuse, l’ombre noire à leurs pieds. Deux d’entre eux étaient particulièrement beaux, et je jubilais.
Car figurez-vous que depuis peu, je connaissais leur nom, ce qui ajoutait grandement à leur beauté : fin août, Günther y avait prélevé un long rameau – une feuille composée de plein de fines folioles.  Il avait regardé dans ses livres, et avait conclu, formel : 
Götterbaum. L’arbre des dieux.
Le petit nom de cet arbre, en français, c’est Ailante. Ailanthus altissima, avec un h pour faire chic, en langue savante.
– Ailante, quel beau nom de graine aérienne, d’ange ou de dieu voltigeur !

Ailante, gare de Tonnerre, 19 septembre

L’arbre des dieux…
Planté derrière les rails, avec ses vingt mètres de haut, son port altier, son feuillage dense, il vous avait des airs de chêne de haute futaie. Mais dans le vase, sa feuille multiple, elle, était molle et banale – d’un charme familier, une grâce roturière, comme disait Brassens.
– Alors, tout d’un coup, à la feuille, j’ai reconnu l’espèce : ses specimens étaient innombrables, j’en étais sûre, mais invisibles à force d’être sous nos yeux. L’arbre majestueux et son avorton ordinaire étaient donc un seul et même être vivant, qui ne parvenait sans doute qu’exceptionnellement à cette splendide maturité. Grâces soient rendues à la SNCF.
… Sur le quai de la gare de Tonnerre, lundi dernier, j’ai décidé d’aller à la rencontre de ses frères infimes, sa présence banale, en ville.

Un peu avant la gare de Bercy, le train ralentissait, et déjà je repérais l’arbre-feuille : en familles nombreuses, il poussait par petites touffes, entre les gravats le long des voies. À Montreuil, mardi matin, je l’ai tout de suite retrouvé : freluquet au ras du bitume, il narguait le cantonnier ou le jardinier municipal, le long du square de la mairie. Mercredi, j’ai admiré son audace – il colonisait une jardinière famélique du boulevard Aristide Briand ; boulevard Rouget de Lisle, il s’était invité dans une maigre plate-bande, d’où il s’élançait, fier comme un arbre. Jeudi à Paris, près de la place de la République, à la terrasse vide d’un café où je buvais un jus avec une amie dans le petit matin frisquet, il nous tenait discrètement compagnie. Vendredi, au bout de la rue Victor Hugo, j’ai surpris son dialogue avec une pile de cartons. Et hier, je l’ai salué rue Danton et rue de Paris, avenue de la Résistance, rue Dombasle, rue de Vincennes, rue de l’Ermitage… Nous avions fait connaissance. Désormais, je le voyais partout.

Car ce beau et rare géant, en vrai, tu le croises à chaque coin de rue à l’état natif, si tu habites une de nos banlieues ou un secteur un peu à l’abandon – simple bouquet de feuilles, frêle tige arborescente ou buisson confus ; et si tu crois lui échapper au cœur des beaux quartiers, c’est juste que tu n’as pas repéré l’abri où il s’est planqué. Mais tu ne peux pas le manquer le long des autoroutes ou des terrains vagues, à la périphérie de ta ville, ou dans ta campagne.
– Tu me diras, il y a aussi Buddleia, l’arbre aux papillons et ses grappes mauves, qui niche comme lui dans tous les rabicoins…. D’accord.  Avec l’arbre des dieux, c’est le plus ordinaire, le plus répandu des végétaux d’ici. Sauf que Buddleia ne sera jamais plus qu’un grand buisson un peu miteux, avec sa floraison si vite fanée.

Alors en rentrant à la maison hier soir (- où bien sûr, Ailante était arrivé avant moi : je l’ai débusqué au fond du jardin), j’ai farfouillé sur internet.
…Les encyclopédies donnaient à Ailante quantité de noms d’oiseaux : « glanduleux »… « faux vernis du Japon (ou de Chine) »… « frêne puant »…
– Vraiment ? Nauséabond, trompeur, l’arbre des dieux cachait bien son jeu ! C’était un drôle d’individu, assurément.
« Exotique », fallait s’en méfier. Il paraît qu’un végétal est « indigène », s’il est présent sur notre sol depuis le 16è siècle ; or Ailante, lui, n’est arrivé qu’au 18è …
Loué soit l’aléatoire des normes scientifiques, parfois si poétique.
Plus grave encore : notre ostrogoth était du genre invasif : c’était le type même du EEE – Espèce Exotique Envahissante.
Voyez plutôt ce que j’ai trouvé, sur le site de la Mairie de Toulon, au chapitre Espaces verts :

 » L’Ailante glanduleux est natif à la fois du nord-est et du centre de la Chine et de Taïwan. On l’utilisait en Chine comme plante hôte pour le ver à soie.
Introduit en Europe vers le 18e siècle, il a d’abord été considéré comme un sujet magnifique pour les jardins. Au 19e siècle, il a été utilisé comme arbre de rue.
Toutefois le charme est vite retombé, lorsque les jardiniers ont constaté ses fortes capacités à drageonner et son odeur nauséabonde.
Aujourd’hui considéré comme plante indésirable, il doit être éradiqué. Son mode de multiplication est très performant. Il se renouvelle par graines, drageons et même tronçons de racines lorsqu’elles sont coupées, ce qui rend l’éradication difficile.
En bref, cette essence très invasive pousse spontanément sur les délaissés de voirie, le long des murs, les friches et doit être éliminée au plus tôt. »

Et voilà : Ailante nous a bien eus, mais on ne va plus se faire avoir. C’est une plante migratoire qui fait plein de petits et qui pue. D’ailleurs ce qu’elle aime, c’est tout ce qui est à la marge, sale et moche. Braves gens, à vos pioches, sécateurs, pulvérisateurs : éradiquez-moi tout ça !
…Sur tous les sites, l’injonction se répétait en boucle. Au bûcher, Ailante.

– Soudain, un livre s’affiche sur mon écran – loué soit internet – Ailanthus altissima, une monographie située, de Simon Boudvin, parue en 2021 : j’avais mini-traqué Ailante une petite semaine, et voici qu’un artiste photographe l’avait très sérieusement poursuivi dix ans durant, entre Montreuil et Bagnolet ! Le temps de le voir croître, résister ou crever – se déplacer, s’adapter à un environnement hostile. Et il avait adossé son histoire à celle, si contradictoire, de nos goût et dégoûts. Cartographié, portraituré, écouté et compris le champion banlieusard des espèces invasives.

– J’en vois d’ici qui se disent – on te voit venir, avec ton prétexte végétal…

– Détrompez-vous. Écoutez plutôt cette conférence de Jacques Tassin, chercheur en écologie végétale, intitulée Les plantes invasives : un perpétuel ajustement à notre monde (dans le cadre du cycle Migrations : une nécessité du vivant. Elle date de 2015, mais elle n’a rien perdu de son actualité :

– Évitons l’amalgame, dit-il en substance, entre règnes végétal et animal – a fortiori, entre les arbres et les humains. Mais rendons grâce à ces plantes invasives méprisées, qui « tirent parti des opportunités de nouvelles ressources que les espèces indigènes locales ne sont pas capables d’utiliser ». Et que vive le génie d’espèces capables de transgresser l’ordre biogéographique, et de « s’ajuster », de « répondre » à notre monde (pourri) comme il va.

Au Jardin de Louisette

– Zélé voyageur, fécond, coriace, Ailante est l’arbre des dieux, je vous dis !… Et l’arbre à abattre, aussi. Car semblablement « exotique » et invasif, Buddleia ne subit pas de tels opprobres : il jouit encore d’un réel prestige, et il a toujours droit de cité dans nos jardins. Peut-être parce que ses fleurs, me dit Brigitte, ont un parfum de miel ?…

Juste avant de poster cette page, je suis descendue Croix de Chavaux : dans le Jardin de Louisette, Boulevard Rouget de Lisle, Ailante prospère à plusieurs, des sujets minces encore, mais hauts de près de dix mètres, entre les poubelles et les parasols ( sur la grille du Jardin, une affiche du collectif Urgence Arbres invite à protester contre l’abattage des arbres de l’avenue Gabriel Péri – il y a quelques jours, il a obtenu gain de cause). Comme quoi, suffit qu’on lui foute la paix pour qu’il s’épanouisse, et nous offre la fraîcheur de son ombre, la vivacité de sa verdure. Regardez-le qui triomphe et berce ses palmes, rue de la Convention, par-dessus le mur de la maison des Baba Yagas, et de leur jardin secret…

Rue de la Convention

6 commentaires sur « Espèce Exotique Envahissante : l’arbre des dieux »

  1. Bateson a beaucoup écrit la dessus : l’élan d’affection insoupçonné qui se déclenche parfois à l’égard d’une chose, du simple fait qu’on la découvre soudain **composée**. C’est rigolo de retrouver ça chez toi. Merci, je t’embrasse.

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