La laine des moutons, c’est nous qui…

D’ici et d’ailleurs 70,
Valgaudemar, 31 juillet 2022

dans la bergerie des Clarines

Ce matin, Maïa est redescendue des alpages. C’est Thibaud, le jeune patron de la ferme, qui est allé la chercher : elle souffrait des pattes, les coussinets meurtris sur les sols desséchés par un été brûlant. Maïa est massive, fiable, c’est un berger d’Anatolie. Pour le moment elle reste en bas, dans la bergerie, avec les béliers, des agneaux, et quelques brebis. Un peu plus haut, c’est Sally qui garde une partie du troupeau, des brebis mérinos. Et tout là-haut dans l’estive, de l’autre côté de la montagne, c’est un berger qui garde le reste des brebis avec Saturne, un autre chien de protection – en tout, près de quatre cent bêtes. 
– Gare au loup, qui rôde dans ce coin des Alpes du Sud et vient se servir jusqu’auprès des villages ! Le berger, lui, est un espagnol expérimenté. – Ah, comme elle a changé, la vie des bergers, depuis que le téléphone les relie à la bergerie, et à leurs familles…

dans une prairie au dessus de la ferme

            Ici à Entrepierre, au seuil de la vallée du Valgaudemar, que ne défigure aucune station de ski, la ferme des Clarines est adossée à une muraille monumentale, blanche falaise crénelée, gris bleu le soir, presque transparente au soleil du matin – le massif du Faraut. Une super Montagne Sainte-Victoire : si jamais elle te fait signe, tu t’épuiseras en vain ta vie entière à tenter de la peindre… À ses pieds, court le Drac.

la ferme des Clarines et le Faraut

            Depuis une semaine, on habite cette ferme : établie ici depuis plusieurs siècles, la famille Barban y a diversifié ses activités. Il y a l’élevage des brebis, le soin des champs, des prairies et du troupeau, et depuis quelques années, le tourisme, avec la ferme-auberge qui loge ses hôtes et les nourrit de ses produits – le jardin, le verger, les agneaux, la venaison.
Trois générations vivent ici. Les anciens Josiane et Pierre avec leur fils Thierry et sa femme, tiennent l’auberge, le potager, les poules et les lapins ; le plus jeune a récemment repris l’exploitation agricole : ce n’est pas rien. C’est même tellement exceptionnel, que ça intéresse les médias. L’autre soir à table, en nous servant ses formidables ravioles (rien à voir avec ce que vous imaginez sous ce nom), Josiane nous a raconté qu’elle avait été contactée par Karine Lemarchand : l’animatrice de M6 qui a lancé L’amour est dans le pré présentera bientôt un documentaire sur quelques fermes des quatre coins de la France, où travaillent encore ensemble, trois générations…

      Josiane n’a pas besoin de la télé pour être une star du coin. Elle fabrique des livres qui racontent son pays. Publiés par ici à compte d’auteur, ils se vendent très bien. Les Richesses culinaires en Valgaudemar et Champsaur par exemple, un ouvrage collectif qui présente les plats locaux et leurs créateurs ; en ce moment, elle collecte les mémoires de l’un des derniers colporteurs de la vallée, et des albums photos. Sans parler de son engagement dans la vie associative, dédiée à un terroir qu’elle ne quitterait pour rien au monde. Josiane n’a jamais vu la mer et s’en moque pas mal. Mais dans la chambre qu’elle a aménagée (c’est là que nous dormons), elle a installé une baignoire de balnéothérapie.

présentation des auteurs des Richesses culinaires du Valgaudemar et du Champsaur

    Ici, pas besoin non plus de faire un film pour percevoir l’impact de la crise.
– La crise de quoi ?
– La crise de tout. De l’élevage, d’abord : vous vous rendez compte que Thierry a dû, récemment, vendre ses agneaux à 6,90 euros le kilo ?… En plus, il n’y a pas longtemps, l’antique système d’irrigation partagée des prairies a été abandonné. Il y a bien un projet pour faire remonter l’eau depuis la vallée de la Séveraisse, le torrent qui dévale juste en bas, mais il est loin d’aboutir. Or sans eau, plus de prairie, plus de troupeaux.

canal d’irrigation abandonné

Cette année, le printemps et l’été sont si secs qu’on a engrangé la moitié seulement du foin, et la moitié des grains d’orge et de blé pour nourrir les bêtes. Quant à l’estive, elle se raréfie : cet été, le troupeau devra redescendre plus tôt que d’ordinaire.
Crise des valeurs aussi nous dit Thierry, aux prises trop souvent avec des clients arrogants, tyranniques. Des clients qui foncent à travers la montagne sans la voir, en bagnole, en vélo ou à pied, puisqu’ils ne la regardent pas. 
Crise plus ancienne de la laine, enfin.

La laine des moutons
C’est nous qui la tondaine
La laine des moutons
C’est nous qui la tondons…

La laine des moutons
C’est nous qui la lavaine
La laine des moutons
C’est nous qui la lavons…

– C’EST NOUS QUI ?   
– Hé bien non.
Car la laine des moutons, cette matière noble, précieuse – si c’est encore nous qui la tondaine, puisqu’il le faut bien, ce n’est plus nous qui la lavaine : depuis les années 80, au fil des délocalisations et des normes environnementales, la laine des moutons des Alpes et d’ailleurs part massivement en Chine. Et depuis le covid, elle ne s’exporte plus : ici, la vente de la laine mérinos ne suffit même pas à payer la tonte…

Tondons – lavons – cardons – filons – tissons – vendons… La chaîne millénaire du travail de la laine, que célèbre la chanson, est donc bel et bien brisée. Si elle revient de Shangaï, la laine revient lavée, cardée, filée, tissée.

– Mais voyons, qu’est-ce que tu me racontes ? Tu ne sais pas que dans la vallée, en bas de Saint-Firmin, juste après le pont sur la Séveraisse, l’ancienne usine de filage a ressuscité ?
– Ah bon ?…
…Alors hier après-midi, on est allées voir.
Devant un bâtiment flambant neuf, sous les grands arbres, un bouquet de femmes multicolore était assis en rond : c’était samedi, et comme tous les samedis après-midi, les tricoteuses tricotaient, et devisaient.

La Filature du Valgaudemar

J’ai discuté avec la patronne : pour le moment, la Filature des Hautes Alpes ou Laines du Valgaudemar n’a que deux employés. Elle envoie laver ses laines en Italie, à Biella (cette ville est vouée à cette activité depuis toujours), et les achète à un négociant qui les sélectionne en France.
– Alors, vous n’achetez pas leur laine aux éleveurs du coin ?
– Impossible.
– … ?
– En France, on a perdu l’expertise dans le domaine de la laine. C’est tout un savoir-faire qui permettait aux éleveurs de produire des laines de qualité pour l’industrie textile. Acheter la laine mérinos d’ici n’est tout simplement pas rentable.
..La dame de la filature file des laines de qualité, le mérinos ou l’alpaga. Vend plutôt cher des écheveaux aux fins coloris, communique sous un désign soft et chic… .Je lui achète deux glaces et cinq pelotes. Puis nous remontons à la ferme.

…La laine des moutons
C’est nous qui la chantaine
La laine des moutons
C’est nous qui la chantons…
Sur le chemin du retour, la petite Aïda chante et danse, pieds nus, les six couplets de la vieille chanson de la laine, puis encore, et encore : c’est un air fait pour ne jamais s’arrêter. – Venue de partout en France, lavée en Italie, la chanson neuve qui est filée ici, elle, n’a de local que ses derniers couplets.

Perplexe, en arrivant à la maison, je suis allée sur le site du Sénat, qui s’est intéressé à ces questions depuis que chez les éleveurs français, on ne sait plus comment se débarrasser d’une laine même plus bonne à brûler, incinérer, mêler à d’autres abjects résidus – alors que le suint même, est en soi un utile sous-produit.

https://www.senat.fr/questions/base/2021/qSEQ210724080.html

…Puis, m’est revenue cette chanson simili-médiévale – bien moins véridique que les bourrées de bergères fileuses, fillettes éplorées qui ont oublié leur déjeuner, égaré leurs moutons, de loups voleurs d’agneaux les plus biaux, dont vous ne vous souvenez peut-être pas ?… Composée juste après la guerre par un dénommé Robert Marx, alias Robert Marcy, qui l’avait échappé belle grâce à quelques Justes de nos montagnes, elle a depuis souvent été reprise : celle-là, vous la connaissez sans doute?…

File la laine file les jours
Garde ma peine et mon amour
Livre d’images des rêves lourds
Ouvre la page à l’éternel retour

4 commentaires sur « La laine des moutons, c’est nous qui… »

  1. Comme toujours, Marie nous transporte dans des lieux improbables, qu’elle sublime par son écriture limpide, efficace, poétique, qui vient directement du cœur. Ce qui conforte chaque fois, la beauté des paysages des régions de France, et celle non moins belles, des femmes et des hommes qui l’entretiennent. Merci Marie.

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