Habitants et (dé)possesseurs

D’ici et d’ailleurs 68
Houat, Hoëdic, 22 juin 2022

Les Warlpiri se pensent et se vivent comme une extension de la terre. Grâce à eux et à leurs voisins, j’ai appris à expérimenter le désert, les rivières ou le littoral comme vivants, un archipel de lieux virtuels qui s’actualisent en lieux évènements, traces des transformations géologiques et historiques du paysage. Barbara Glowczewski, Réveiller les esprits de la terre

vitrail-oculus de l’église d’Hoëdic

Hier je vous parlais des visiteurs des îles, de ceux qui vont, viennent et se posent, le temps d’une couvée, d’un pique-nique ou d’une saison. Aujourd’hui, je vous dirai un mot de quelques habitants ou habitantes d’ici, croisés ces derniers matins de printemps si clairs, ces dernières soirées si longues.

De ces vivants qui nichent sur les grèves, les landes, les villages et les prairies – faisans, lapins, lézards, hannetons, puces de mer et vers luisants, hommes, femmes ou enfants. Une petite jument et son poulain – pour le plaisir de leurs maîtres, bien sûr. Chats furtifs et chiens de tous poils. Et puis ce merle d’une politesse exquise, au jardin de Marie-No, à qui je donne des miettes chaque jour, et qui revient encore et encore, en multipliant les courbettes pour en avoir davantage.

De ces bêtes dont on se souvient à peine, mais qui hantent quelques mémoires et de rares conversations : les chevaux de trait, pour les travaux des champs – les ajoncs poussent là où ils tiraient la charrue. De celles dont les anciens se rappellent encore – Ah, les vaches ! Elles en faisaient une tête, quand on les transportait à bord, suspendues au palan !…

Les moutons d’Hoëdic

Mais parlons surtout de celles qui font l’actu, aujourd’hui. Du troupeau de moutons de Sam, qui a encore grandi ce printemps, dans un bocage qui se reconstitue sur Hoëdic ; des premières chèvres arrivées cette année à Houat – Elen les emmène se promener sur les plages, et fabrique déjà des fromages. De ces homards que Simon attrape à foison ce mois-ci, et vend à son entourage – ils coûteront exactement quatre fois plus cher sur une table parisienne.

les chèvres de Houat

Parlons des floraisons précoces en cette année de feu, immortelles épicées, œillets mauves bientôt fanés, lys des sables dont s’enflent déjà les bourgeons. Et des oyats qui repoussent, fixant des pans de dunes mouvantes, de sables ondoyants : ce printemps, sur la dune, pour la première fois il ne reste plus trace des années de camping sauvage – bande d’Attilas dont j’étais – entre fleurs d’ail pourpres, liserons et queues de lièvre.

Et en fait on s’est aperçus qu’on avait encore un énorme rapport de force parce qu’on est habitants, parce qu’on est encore là, quoi. Un membre de l’Association Abrakadabois, cité dans Réveiller les esprits de la terre

Parlons des sables, des terres et des graviers qui s’entassent, aux abords des villages où l’on construit à tour de bras – des particuliers à prix d’or, leurs résidences secondaires, mais aussi les municipalités, gîtes à touristes ou logements bon marché pour les « ménages » qui veulent venir s’installer sur les îles, pour y vivre et y travailler.
Car le problème majeur, ici comme dans bien d’autres îles, c’est le logement : voici déjà des années que plus des deux-tiers des maisons, des terrains à bâtir appartiennent à des non-résidents. Les habitants de Houat et d’Hoëdic ont vendu leurs biens, hier pour une bouchée de pain, aujourd’hui pour une fortune.

– D’abord ils font ami-ami, me disait un Houatais l’autre soir, ils font genre on est comme vous, ils se déguisent en pauvres– et puis une fois qu’ils ont leur baraque, ils ne nous connaissent plus. Ils nous méprisent. – Mais pourquoi veulent-ils absolument posséder quelque chose à Houat ?…
…Tout le contraire des jardins potagers d’Hoëdic, nombreux et plantureux : ils appartiennent à la commune, et l’on n’en a l’usage qu’aussi longtemps qu’on les cultive. Une sorte de terre en commun, en somme, ce fonds de dotation créé à la Zad de Notre Dame des Landes en 2019.

Ces sables, ces graviers vivront peut-être un jour une autre vie, ailleurs : l’autre soir, au gîte du Fort d’Hoëdic où je dormais, j’ai rencontré une jeune artiste-chercheuse et son équipe en plein travail de terrain, pratique fondatrice de sa création – repérer des sites de sables de rebut, y prélever des échantillons. Lucile a inventé la Géoverrerie, « l’idée que le verre pourrait refléter les caractères naturels et humains de la région dont les matières premières qui le composent sont issues ». Alors elle parcourt les îles du Ponant, à la recherche de « ressources délaissées » dont elle tirera une matière unique. Ce faisant, elle retisse un lien évanoui entre paysage et matière, et elle restitue ses couleurs, son impureté à une substance qu’on a tant voulue pure, transparente – uniforme. Je vous demande bien pourquoi.

À Hoëdic, le verre même a la forme et les couleurs de l’île : hier, j’ai découvert son empreinte lumineuse à mes pieds, sur le pavé – reflet de l’oculus d’or et d’azur placé au fronton de l’église.

Reflet de l’oculus à l’église d’Hoëdic
l’église d’Hoëdic

Parlons enfin de ce qui d’année en année change le moins : des rochers, des galets, des belles pierres rondes qu’on choisit avec soin pour décorer son jardin, le pas de sa porte. À Houat, c’est près de la Vieille, en face d’Er Jeneteu, que Guiton, le patron de l’Enez Houad, voulut que ses cendres soient répandues. Et c’est au pied d’un rocher battu par le vent que celles d’une amie un peu houataise ont été déposées, il n’y a pas longtemps.
À Houat, on raconte que jadis, on achevait les agonisants en tenant au dessus de leur tête une grosse pierre des Béniguets, jusqu’à n’en plus pouvoir.

le cimetière d’Hoëdic

À Hoëdic, c’est encore aux galets qu’on a recours pour enterrer ses morts, ces habitants définitifs du caillou – c’est comme ça qu’on nomme son île, ici : alors que le cimetière de Houat s’emplit de tombes de marbre comme partout, on y fabrique de petits jardins clos, où poussent parfois des fleurs de la lande, et toujours, ces arbres d’un bel argent pâle, des croix de fonte, Christs pantelants ou Vierges saintes enguirlandés de pampres de vie.

l’église et le cimetière d’Hoëdic

Puis taisons-nous, pour écouter chanter, à la proue du navire-cimetière protégé par Notre-Dame la Blanche, au-dessus de la mer, au-dessus du village, le défunt Lucien Blanchet qui depuis 2010 s’emplit les poumons au vent du large et sillonne la mer bleue, à l’arrière de sa barque, sous la garde d’un matelot dressé entre les vivants et les morts.

6 commentaires sur « Habitants et (dé)possesseurs »

  1. Merci Marie, cet article me parle beaucoup… que de résonnances avec le boccage où nous avons fait une jolie fête ensemble il y a pas longtemps. Et ça donne envie d’aller faire un tour au cimetière.

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    1. ah oui alors !!! merci Victoria ! c’est vrai qu’entre bocages qui revivent et vivants cimetières chantants, ces îles sont faites pour toi! Surtout, parce qu’il y a tant à faire là-bas, pour lutter contre tout ce qui y va plutôt mal…

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  2. Merci Marie pour cet article émouvant qui sculpte le regard et permet de découvrir tant de richesses qu’un passage par ces îles ne permet pas de voir si vite. La photo du Reflet de l’oculus à l’église d’Hoëdic m’a fortement marquée, j’aimerai bien la reproduire.

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  3. Chère Marie

    Quelle visite superbe tu nous offre.
    Tu tisses sans cesse l’ici et l’ailleurs, la vie et le disparu.
    Cela appelle, appelle.
    Cela fait fond. fait fort.

    Que la présence reste vive
    avec ton aide, ton coeur et ton regard.
    Merci

    Cathl’8

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