changer de ciel

D’ici et d’ailleurs, 60
Montreuil, mercredi 16 mars 2022

Je chante ce soir non ce que nous devons combattre
Mais ce que nous devons défendre.
Le lit où l’on dort,
Le sommeil sans réveils en sursaut, sans angoisse du lendemain.
Le loisir.
La liberté de changer de ciel.
Robert Desnos.

Miracle : dehors, dans la rue, une poudre si fine, si ocre, si rose, transforme la moindre vulgaire surface en grand Erg. Manne immangeable, mais par définition, extra-ordinaire.
Hier déjà, si j’avais balayé de la main toutes les voitures de la rue de Romainville, j’aurais tenu une poignée de désert au creux de ma main.
Et aujourd’hui, ce soir encore, le ciel est par-dessus le toit si gris, si lourd. Fuligineux.
Le Sahara en suspension sur nos têtes.

Sirocco : voilà comment j’aurais appelé cette page, si je n’avais reçu ce soir le message que vous allez lire bientôt.
J’aime ce vent qui nous rappelle qu’un même ciel est posé sur nos têtes, d’un continent à l’autre.
Ce ciel d’Afrique qui jamais ne ressemble au bleu du ciel bleu du Crabe aux pinces d’or. Toujours chargé de blanc, d’ocre et de gris. Enfin, si souvent.

Dans la rue j’ai croisé comme chaque jour d’autres miracles ordinaires :
Une petite fille noire a déboulé dans mes jambes, les bras levés, elle criait Alleluia ! Alleluia ! à pleins poumons. Va savoir pourquoi.
Un peu plus loin, un extra-terrestre longiligne fonçait sur sa trottinette électrique – djellaba flottant sur les baskets, veste de cuir noir et énorme casque noir.
Boulevard Paul Vaillant-Couturier, une famille de huit personnes au look moyen-oriental s’engouffrait dans la grande usine asiatique buffet à volonté – écrans géants, wok et serviettes chaudes. La fête.

Place de la mairie cinq mamies voilées devisaient sur un banc. Prudentes, masquées : elles n’ont sans doute pas oublié qu’à tout instant, le ciel peut nous tomber sur la tête.
Arrivée Croix de Chavaux, le ciel n’avait pas changé. Le Sahara, toujours accroché sur les toits. Le sirocco avait franchi les mers et les frontières, bloquait le paysage.

Je pensais et repensais aux images télé de ces derniers jours – je n’ai pas pu m’empêcher de les regarder – ces cartes de l’accueil européen des réfugiés ukrainiens, qui bizarrement s’arrêtent aux pays limitrophes de l’Ukraine. Comme si juste après la Pologne, la Hongrie, sous le même ciel, il n’y avait pas l’Allemagne et les autres. L’Allemagne qui entre le 24 février et le 15 mars, selon les chiffres officiels, a accueilli 160 000 ukrainiens. (- La France qui en a maintenant accueilli 15 000, se demande si elle peut en accueillir 100 000).

La semaine dernière, notre amie Carmen à Hambourg a hébergé huit personnes dans son 3 pièces, parties plus loin il y a 3 jours ; ensuite, elle en a accueilli deux autres. Elle dit que Berlin est déjà saturé, et Hambourg, pas loin de l’être aussi.
– Avez-vous rempli le formulaire de la plate-forme mise ligne par le Gouvernement pour l’hébergement des réfugiés ? Il y manque une rubrique. Ou plutôt non : les cartes là aussi, sont prédécoupées.
Comme si la terre, le ciel, le vent, s’arrêtaient quelque part.
Comme si la liberté de changer de ciel ne devait pas être défendue pour tous et partout.

https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/03/12/accueil-des-refugies-le-desespoir-des-non-ukrainiens-face-a-la-difference-de-traitement_6117215_3224.html

En repassant devant la bibliothèque Robert Desnos, la même petite fille Rom au charmant visage était toujours là, toute seule par terre sous sa couverture rouge. Une copine à elle lui a fait un petit signe, en courant sur le trottoir – elle a souri.
Sur la place de la mairie, personne ne regardait l’expo-photo sur les Mondes Tsiganes. Mais il y avait maintenant juste derrière, un joueur de clarinette vaguement klezmer, qui par instants, jouait trois notes. « Je viens de Roumanie me dit-il. Terroristes, terroristes ! »

Mais voici le message que je devais absolument vous transmettre aujourd’hui : il contient ces vers de Robert Desnos que vous venez de lire, et que j’imagine, vous lirez cette fois tout autrement.
Merci Bernadette de m’avoir adressé cette histoire extra-ordinaire, que tu as vécue hier, celle de « la belle et surprenante boucherie de la rue Bréa » :

« Ce midi, ce mardi 15 mars 2022, au moment de payer mes achats pour le déjeuner, le boucher derrière sa caisse me demanda ce que je lisais en regardant le livre que je tenais à la main. Je lui répondis : « C’est un livre de Gaëlle Nohant sur un poète, Robert Desnos, qui raconte sa vie, ses années à Montparnasse, et son combat politique pour la liberté ; qui l’amena jusqu’à la déportation dans un camp nazi… Il m’écoute et en prenant mon sac de nourriture je m’arrête soudain et je lui dis « vous voulez que je vous lise cinq vers de ce monsieur ? »  Il me répond tout de suite : « oui on vous écoute » ; il demande aux quatre employés qui travaillent avec lui de couper la radio ; ils s’approchent tous autour de moi, près de la caisse. Et je leur dis : « Ça résonne avec ce qui se passe en ce moment en Ukraine ». Et je lis. 

Je chante ce soir non ce que nous devons combattre
Mais ce que nous devons défendre.
Le lit où l’on dort,
Le sommeil sans réveils en sursaut, sans angoisse du lendemain.
Le loisir.
La liberté de changer de ciel.  

Le silence dans la boucherie ; une immobilité ; c’est très fort ce silence. Ils me disent tous merci et le plus jeune, me dit en découvrant son bras : « Vous m’avez donné la chair de poule. » 
Voilà ; et une pensée depuis ne m’a pas quittée ; il faut transmettre partout ces vers, en Ukraine, en Russie… En France… Partout.  
Voilà. 
Bernadette Le Saché. » 

4 commentaires sur « changer de ciel »

  1. C’était trop beau ! Michel Serre le disait bien, lui qui posait la différence radicale entre sa génération qui avait vécu la guerre et nous a qui ‘il s’adressait. Ainsi donc pas moyen d’avoir une génération entière dont le cadre de vie mental, environnemental, physique, intellectuel et affectif soit celui de la paix. De l’absence du goût de sang dans la bouche, de barbarie mauvaise, de jouissance abjecte de la douleur de l’autre que porte la guerre. Une génération à l’échelle du temps du monde, ça ne semblait pas beaucoup… eh bien, si c’était énorme. Impossible. Merci Poutine de nous ramener à l’humanité, la vraie, la tenace, celle qui rit de ruiner tous les élans du dépassement, de l’idéal. L’azur. Merci de rappeler avec des avions que sa beauté est toujours rapetissée par le sinistre vrombissement de leurs turbines. Ah les nuages, merci d’en rabattre l’immensité inspirante par une parenté mesquine avec les tornades des explosions des bombes. Merci de ne pas nous permettre de croire trop à la possibilité d’un monde sans mal. Il faut donc retourner au travail et abandonner la douceur des rêves de l’enfance. Français encore un effort pour être réalistes. Du sang, des larmes, le cauchemar d’un monde sans abri. Le face à face avec la mort qu’il faut donc toujours affronter et dépasser. Il était pourtant bien doux ce mirage d’une jeunesse insouciante et éternelle du monde, cette illusion d’un mal tenu en échec alors qu’il n’était qu’à distance de temps et d’espace : Grozny, Alep, mais aussi toute l’Afrique ou presque, le Tibet ou l’Afghanistan. Merci Poutine de redonner une présence dans le quotidien de nos vies ici et maintenant à ce dont un mâle blanc un vrai est capable, au courage de déchaîner les horreurs dont on pourrait oublier que nous sommes capables. De l’existence de la mort comme échéance. La pandémie était une gorgone aux traits de vieillards, en voici enfin une jeune et vigoureuse de retour et surtout une qui est toute humaine et pas faiblarde et insidieuse, sans visage comme le virus qui la diffuse. La barbarie est de retour, la chaîne des générations est renouée. Peut-être la puissance que nous avons atteinte parviendra t elle cependant cette fois à rendre définitif notre échec – il y en a eu par le passé – à sortir de la voie mauvaise où nous nous sommes encore une fois engagés.

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    1. Merci Patrick pour ce percutant message.
      je crois aussi que ce que nous vivons ici, à 2300 km de Kiev, c’est la fin de « cette illusion d’un mal tenu en échec alors qu’il n’était qu’à distance de temps et d’espace ». Et face à une Gorgone autrement plus létale que la vieille Gorgone du virus, la renaissance de cette jeune et Belle Mort (kalos kagathos) des Grecs, dont Jean-Pierre Vernant a tracé un si beau portrait (l’Individu, la mort, l’amour). Hélas. Que peut le Chœur, le cœur, sinon pleurer ? Je cherche, nous cherchons des réponses.

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  2. Bonjour ! Je connais un poème de Desnos, celui des « Hiboux ». C’est des « images » qui me renvoi loin dans le temps, chez moi en Kabylie… surréaliste pour les uns, authentique pour les autres. En plus, je viens de découvrir qu’il est né dans mon arrondissement, à quelques rues de mon domicile….
    Pour revenir à la chronique de mon amie Marie, le poussière rouge, nous remet en mémoire, les jours que nous avons partagé chez notre ami commun , « à la rose de sable » à Timimoune, les dunes, le grand erg occidental…

    D’autre part, à deux jours du 19 mars, anniversaire du cessez-le-feu d’une guerre de 8 ans, les bombes, les morts, les réfugiés me remet en mémoire l’exode des « pieds-noirs » et des français musulmans ( harkis-fonctionnaires) , qui fuyaient les bombes et les crimes de l’OAS, et des algériens « résistants du 19 mars  » … On les appelait « les rapatriés »; aucun élan de solidarité poupoulaire, pour les accueillir. C’était des pestiférais sur les deux rives… Tant mieux pour les valeureux l’ukrainiens…

    Pour conclure, rien de mieux qu’un petit poème de Desnos.

    Ce sont les mères des hiboux
    Qui désiraient chercher les poux
    De leurs enfants, leurs petits choux
    En les tenant sur les genoux.

    Leurs yeux d’or valent des bijoux,
    Leur bec est dur comme cailloux,
    Ils sont doux comme des joujoux,
    Mais aux hiboux point de genoux !

    Votre histoire se passait où ?
    Chez les Zoulous ? Les Andalous ?
    Ou dans la cabane de bambous ?
    À Moscou ? Ou à Tombouctou ?
    En Anjou ou dans le Poitou ?
    Au Pérou ou chez les Mandchous ?
    Hou ! Hou !
    Pas du tout, c’était chez les fous.

    Robert DESNOS

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    1. Ah! j’ai trop tardé à répondre à ce message, cher Salem ! Très grand merci à toi, ton texte et ce poème élargissent cette chronique aux quatre coins du ciel. – Oui, avec ces réfugiés d’Ukraine, comment ne pas se souvenir de tant d’autres exils, et de cette guerre sans nom, qui reste en vérité, comme le temps des cerises, « une plaie ouverte ». Et aussi, de ce Grand Erg occidental, au bord duquel nous avons fait connaissance? Il nous rappelle que sans l’oasis, la fragile rose des sables, nous n’existons pas – et que sans la poésie, les fous, et les yeux d’or des hiboux, nous crèverions.

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