archi-mort, sur-vivant

D’ici et d’ailleurs, 54
Paris, Montreuil, mardi 5 octobre 2021

La semaine dernière, on est allés voir l’arc de triomphe de Christo, avec Gaspard. Peu après, j’ai traversé le 9è arrondissement, de l’Opéra à la Trinité et aux Grands Boulevards. Ici et là, grands travaux, grands déploiements cosmétiques. Restaurations, habillages, défilés de mode.

…Archi-mort, Sur-vivant :
Je ne sais pas pourquoi, ces deux mots me hantaient en arpentant les rues de ces quartiers où je ne vais d’ordinaire jamais – ou si rarement.

Archi-mort était arrivé il y a peu, avec l’annonce de la mort d’Abdelaziz Bouteflika. Enfin, de sa mort biologique. Cet homme n’était-il pas mort deux fois déjà au moins – dans ses facultés physiques, et sa stature de héros historique ?
Sur-vivant m’est venu peu après. En recevant un message d’une amie algérienne, Habiba Djahnine, l’une de celles-ceux qui font vivre et sur-vivre le cinéma documentaire algérien. Voici le lien qu’elle nous envoie, vers le site du Collectif cinéma mémoire,

https://www.instagram.com/cinemamemoire/

sur lequel on lit ceci :
« L’absence d’une école de cinéma et la fermeture progressive des salles de projection ont fortement motivé la création de cette structure. Ajouté à cela une très forte demande d’une jeunesse qui voulait se ré-approprier son image au sortir de plus de dix ans de guerre civile. »

Sur l’esplanade où se pressait la foule, l’arc à la gloire des armées de l’empire et de la révolution, le monument, et même la place du Général de Gaulle avaient disparu. Restait la place de l’Étoile, sur laquelle se dressait un géant, pur bloc de couleur-lumière, sidérant colosse amnésique.
Disparus, les reliefs de l’histoire et des histoires. Les mots gravés dans le marbre. À leur place, un impensable pan d’archi-texture. Massif. Fluide. Opaque. Lumineux.
Objet d’art, il nous faisait voir ce que sans lui, nous n’aurions pas vu :
Archi-mort, le grand récit d’une histoire triomphale, ses figures et ses noms propres, ses listes de batailles où ne figurent que les victoires, pas les défaites où meurent les hommes tant et plus. Austerlitz oublie Waterloo.

Demain l’arc sera rendu au triomphe.  Mais désormais tellement nu… déshabillé. Avec ses trous de mémoire, plus profonds, assurément, que la place qu’il enjambe.

– Tu sais qui c’est, là, sous le drapeau ?
– heu…le soldat inconnu me répond le collégien, hésitant ?
– mais tu sais qui c’est, cet inconnu, pourquoi il est là ?
– ben… non.
Un peu Archi-mort, le poilu de 14-18, et avec lui, tous les autres. Mais ça va s’arranger. La guerre de 14-18 est au programme de 3è, et ce jour-là, on a lu des lettres de son arrière-arrière grand-père, mort au front.

« Pendant qu’à l’avant les héros, téméraires et distraits, tombaient par gerbes entières, derrière eux, le troupeau agglutiné suffoquait dans sa laine et la chaleur du soleil, mais il prenait bien soin de rester soudé. Le destin des héros est de mourir jeunes et seuls. Celui des moutons est aussi de mourir, mais perclus de vieillesse, usés et, si possible, en masse… On était repu d’épopée. Toute cette grandiloquence fatiguait… tous attendaient l’oasis avec une ferveur féroce, parce qu’ils la savaient fatale à la grandiloquence. »
Mouloud Mammeri, La Traversée, 1982

Actualités mémorielles, suite à l’une de nos dernières guerres (elle a peu ou prou duré cent trente ans, quand même) :
– 20 janvier 2021, remise du rapport Stora qui dresse « un état des lieux juste et précis de ce qui a d’ores et déjà été accompli dans notre pays sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ».
– 9 mars : l’Elysée décide d’accélérer la déclassification des archives « secret-défense » 
– 20 sept : le Président de la République « demande pardon » aux Harkis
– 28 sept : l’octroi de visas aux ressortissants algériens est réduit de moitié – en rétorsion du refus algérien de délivrer les laissez-passer consulaires nécessaires au retour des immigrés refoulés de France
– 30 septembre – le Président de la République déclare que « La nation algérienne post-1962 s’est construite sur une rente mémorielle. »

…Mort-né ou Archi-mort, le processus « d’apaisement des mémoires » ? À chacun son travail de mémoire, n’est-ce pas. Or (presque) tout le chemin reste à faire, s’agissant des autorités françaises : toutes les opérations cosmétiques, électoralistes ou autres n’y changeront rien.
Quant à la mémoire des régimes algériens postcoloniaux, il ne manque pas d’écrivains algériens, comme Mouloud Mammeri, ou d’historiens pour l’interroger. Karima Dirèche, par exemple :

https://www.mediapart.fr/journal/international/311020/l-instrumentalisation-de-l-histoire-est-dans-l-adn-du-regime-algerien

« …les idéologues allèrent partout répétant que c’était pour les épigones que les héros étaient morts, que les épigones étaient les vrais Moïses salvateurs, que c’était grâce à eux que la caravane avait traversé le désert, eux qui faisaient mûrir les moissons, sourdre les sources… du destin, les caravaniers se contentaient, quant à eux, de subir les coups. » Mouloud Mammeri, La Traversée, suite.

Place de la Trinité, autre disparition : l’église. En chantier pour des années, car elle vieillit mal, comme la plupart des bâtiments Second empire. Alors, la voici rhabillée pour un bail : archi-morte, la championne chrétienne néo-renaissance, sous son habit anti-Christo ? Pas sûr. Car ses voiles ne l’enveloppent que pour la dupliquer. Simulacre d’architecture.
Simulacre de simulacre, en vérité :
Les bâches ne sont là que pour accrocher haut, très haut dans le ciel, la Sainte Icône du quartier – Madone du commerce de luxe, mi-arrogante, mi-effrontée comme il convient
– parce que ÇA-C’EST-PARIS !

Les familles de migrants qui plient leurs cartons et leurs sacs de couchage chaque matin, à deux pas, le long de fabuleuses vitrines, sous les auvents du Printemps Haussman et des Galeries Lafayette, sont bien placées pour le savoir.

…avant de vous quitter, je vous recommande deux films, pour la mémoire vive et les femmes archi-vivantes qu’ils révèlent :

– celui de Florence Miailhe, La traversée – autres migrations, autres traversées : allez le voir pour ses dessins vraiment animés, et pour ceux de Mireille Glodeck, sa mère, qui guident le récit et survivent à son histoire, sains et saufs

– celui de Pablo Agüere, dans lequel, en 1609, les sorcières d’Akelarre font face au magistrat Pierre de Lancre. Si vous êtes à Paris ce jour-là, allez le voir le 21 octobre au Louxor : notre amie Nicole Jacques Lefèvre, qui a édité de Lancre, et conseillé le film, parlera après la projection, de ces sorcières ô combien vivantes – jugez-en plutôt :

Jeanne Dibasson âgée de vingt-neuf ans nous dit que le sabbat était le vrai Paradis, où il y a beaucoup plus de plaisir qu’on ne peut exprimer : Que ceux qui y vont trouvent le temps si court à force de plaisir et de contentement, qu’ils n’en peuvent sortir sans un merveilleux regret, de manière qu’il leur tarde infiniment qu’ils n’y reviennent. 
De Lancre, Tableau de l’Inconstance des mauvais anges et démons.

2 commentaires sur « archi-mort, sur-vivant »

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