d’ici et d’ailleurs, 16
Paris, Montreuil, dimanche 18 octobre 2020.
…Adieu Adieu
Soleil cou coupé
Apollinaire, Zone.
Place de la République, aujourd’hui, 15h. Hommage à l’enseignant décapité pour avoir fait un cours sur la liberté d’expression.

Pas autant de monde que pour Charlie et l’Hypercacher ou les profanations de Carpentras, mais beaucoup de gens quand même, et de tous âges. Beaucoup sont silencieux, beaucoup parlent de leur travail – de leurs élèves, leur établissement. Des applaudissements fusent, parfois : faute d’y voir, dans la foule, on ne sait pas pourquoi.
Je me souviens de mes élèves du Lycée technique Branly à Créteil, dans les années 70, 80. On lisait des poèmes sauvages, des textes difficiles. On lisait la presse, on regardait des images, des dessins de presse aussi. Les caricatures les faisaient rigoler.
Juste sous la statue de la République, des Algériens défendent la liberté d’expression dans leur pays. Plus loin, une artiste algérienne déroule de grandes banderoles colorées et clame son horreur de la terreur islamiste.



Dans toutes nos têtes je crois, il y a une image qu’on ne peut regarder en face : Soleil cou coupé.
« …la figure du chaos, du retour à l’informe, à l’indistinct, à la confusion de la Nuit primordiale : le visage même de la mort, de cette mort qui n’a pas de visage » (J.-P. Vernant). Gorgone.
En face, il y a Persée. Les héros, les héroïnes – ceux, celles qui décapitent la bête immonde.
– Et Judith, et Salomé… (– Mais dites, madame, le méchant, c’est Holopherne ?
Et le gentil, c’est Jean-Baptiste ?…)
Hier, il y avait les Vieux Gaulois à tête ronde et autres Celtes coupeurs de gorges, et Louisette la guillotine, ce bras armé de la Première République… et les conquistadors français sous la Deuxième (les têtes des résistants de Zaatcha sont retournées en Algérie cet été), et les fringants Touaregs du Second empire. Sans oublier bien sûr les Ibans de Bornéo et les Jivaros du Pérou, ni le gang du Lotus d’or, dont la flèche empoisonnée semble avoir aujourd’hui touché nos fous furieux sabre au clair.
Celles-là, ceux-là, on les connaissait bien.
(Mais peut-être ne connaissez-vous pas le jeune Abdalla, qui adorait couper les têtes pour la plus grande gloire de l’armée française ? Un peu gêné, mais plein d’admiration quand même, le vénérable Adrien Berbrugger, auteur en 1842 de L’Algérie historique, pittoresque et monumentale, insère son charmant portrait dans son savant ouvrage.)


Le geste des coupeurs-coupeuses de têtes se perd dans la nuit des temps. Trophées accrochés au pommeau de leur selle, ou pomponnées, soigneusement préparées, les têtes de leurs ennemis leur étaient à tous également précieuses. La religion n’avait pas le monopole de la barbarie, et les guerres n’étaient pas toutes de religion, n’est-ce pas ?
Et quand bien même : le Dieu d’Abraham n’a-t-il pas retenu son bras in extremis ? Le père n’a pas coupé le cou de son fils.
…À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
… C’était en 1913, Guillaume. Et pince-sans rire, tu ajoutais
Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X (Apollinaire, Zone)
– Ton Soleil cou coupé, c’était le sanglant lever de soleil d’un petit matin parisien, juste avant la barbarie de la Grande Guerre. – Quoi de neuf, depuis, dans notre monde qui pour avoir oublié l’antiquité grecque et romaine, n’en est pas moins, ou que plus barbare ?
– Il y a eu et il y a des terreurs sans nom sur les cinq continents, au nom des racismes, des totalitarismes, de l’islam ou du christianisme, du bouddhisme ou de l’hindouisme. Il y a les tueurs d’Al Quaïda, d’AKMI et autres Boko Haram, et Abdallah Bichi, le débonnaire coupeur de têtes d’Arabie saoudite. Et ici même, des fondamendalistes pousse-au-crime qui ne prônent pas seulement la séparation d’avec la République, mais qui introduisent une barbarie qu’il nous faut maintenant regarder en face,
il y a le soleil qui tourne
il y a la terre qui tourne
il y a ton visage qui tourne sur l’essieu de ton cou quand tu pleures
Aimé Césaire, Soleil cou coupé, 1948.
Aujourd’hui il y a ceux qui pleurent, ceux qui se rassemblent pour conjurer le geste multi-millénaire. Vision d’horreur, dont le regard pétrifie.
– « Comment Persée a-t-il tué la Méduse ?… par la ruse du miroir, la ruse de la représentation», écrivait Louis Marin.
Non pas seulement décapiter Gorgone, donc, mais aussi la graver sur nos boucliers. La raconter. La représenter. La dévisager. La dire.
– « Exhibée en image, la face de Méduse fait du guerrier, à l’image de Persée, un maître de la Peur », écrivait Jean-Pierre Vernant.


– Avez-vous remarqué que la Marseillaise de Rude a une tête de Gorgone ? C’est pour lui tenir tête. La lui couper. Et nous encourager.
« Si jamais il y a une chose qui est interdite, au fur et à mesure de plus en plus de choses vont être interdites, et à un moment donné on ne pourra plus rien faire. S’exprimer, pouvoir montrer des caricatures, c’est la France, c’est nos droits qu’on a depuis longtemps. Si jamais on peut pas s’exprimer, c’est pas possible. »
Pape Byram, élève de 6è au collège Bois d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine, invité sur France Inter, le 19 octobre à 8h.
très magnifique, Marie !
J’aimeJ’aime
merci Christian !
J’aimeJ’aime