J’ai descendu dans mon jardin

d’ici et d’ailleurs, 8
Lézinnes, dimanche 16 août 2020

J’ai descendu dans mon jardin
j’ai descendu dans mon jardin
pour y cueillir du romarin…

En descendant vers la rivière, par le Chemin de ronde ou la Grand-rue, on aperçoit quelques jardins, jusque sur le trottoir : jardins d’agrément. En bas du village, de nombreux potagers sont offerts au regard. Les passants peuvent y apprécier l’entretien des planches, la taille et la maturité des légumes. Certains d’ entres eux, les plus anciens, sont enclos de hauts murs. Les jardins y sont plus protégés que le patio d’un riad à Marrakech, plus secrets qu’un coin à champignons, plus privés qu’une alcôve.

L’ autre jour, j’ai eu l’occasion de pénétrer dans l’un d’entre eux. Il est cultivé par un couple de jeunes du village : mes amis, quelle surprise, et quelle révolution !… À côté d’un jardin tiré au cordeau, au sol soigneusement épilé, amoureusement arrosé, voilà qu’ils ont fait croître un fouillis de plantes dont j’ignore le nom, enfouies sous les buttes, les paillages – gaillardes, en vrac, sans vergogne. Ils lorgnent le jardin mitoyen, si bien peigné, et ils se marrent.  Pleins de commisération, eux qui n’ont quasiment pas besoin d’arroser, pour le pauvre arroseur ignare et pointilleux.
Eux aussi sont amoureux de leur jardin, et comment ! Se foutent complètement de l’épais chaos grisâtre d’où émergent fleurs et légumes. Ils palpent les tiges, caressent les gousses et les fruits. Ont construit une superbe serre, broient des déchets de toutes sorte, recyclent, sèment, permacultivent, expérimentent…

– Les jardiniers d’ici se convertiront-ils à ces nouvelles pratiques ? Dans combien de temps ? Question de génération, laissent entendre ces révolutionnaires trentenaires.

j’en avais pas cueilli trois brins
j’en avais pas cueilli trois brins
qu’un rossignol vint sur ma main…

Un peu plus loin, en mai dernier, à l’époque houleuse des élections municipales, une autre révolution entamait un nouveau cycle : les jardiniers du jardin partagé se remettaient à l’ouvrage.

– Un jardin partagé, ici, comme à Montreuil-sous-bois l’agricole, la rouge, la bobo, entre ses murs à pêches ?…

– Oui. À peine croyable. Un oxymore presque, dans ce pays si peu partageux que les cultivateurs autrefois déjà n’y faisaient que peu d’enfants – car « il ne faut pas plus de deux portes à une armoire ». Malheur à ceux qui transgressaient la règle.
Et voilà. Trois mois plus tard, regardez comme il prospère, ce jardin. L’avenir de notre planète se joue dans le moindre de nos jardins.

il me dit trois mots en latin
il me dit trois mots en latin
que les hommes ne valent rien

Un peu plus bas encore, ce jardin en pointe, à deux pas de l’Armançon, c’est une terre qui appartenait déjà à mes aïeux. Depuis des lustres, on la prête à une famille nombreuse qui habite juste à côté. C’est un très bon jardin, avec un puits. Ce puits, il a été creusé par Georges, en août 1918, lors de sa dernière permission. Un mois plus tard, il était tué au front. Le rossignol est un menteur. Le puits donne toujours, et ce matin, j’ai cueilli là quelques tomates.

que les hommes ne valent rien
que les hommes ne valent rien
et les garçons encore bien moins
…mais des d’moiselles, beaucoup de bien !

– Cause toujours, rossignol flatteur.

À la maison nous n’avons pas de potager, juste un paillasson bordé d’une verdure pâlie par l’été, sous les lilas, les buis, le noisetier. Mais il me revient que dans ce petit jardin de curé, entre les murs des bâtisses et les murets de pierre sèche, ma mémé veuve de guerre, donc, chaque année faisait ses haricots verts, haricots blancs, petits-pois, patates, tomates, carottes et poireaux. Elle tirait soigneusement ses lignes au cordeau, entretenait ses bordures, et paillait ses plantations, tout aussi minutieusement qu’elle reprisait ses torchons, ourlait et bâtissait – elle était couturière. Et n’arrosait qu’à l’arrosoir en fer, avec l’eau de l’auge en pierre, dans la cour. Il y en avait toujours assez.

gentil coquelicot, mesdames,
gentil coquelicot nouveau.

Les fleurs des champs, comme partout, on n’en trouve plus dans les champs, seulement dans les friches et sur les talus. Mais ici comme partout, s’épanouissent d’espiègles décorations florales, accrochées aux ponts, aux ronds-points et sites stratégiques.
Dans le village et sur les routes environnantes, depuis des décennies, les grands arbres ont été coupés, les rues, les places, bitumées, les coins de verdure, arasés. Ne parlons pas des chemins creux qui ne subsistent que dans les zones inondables, en bas des grandes croupes blondes, ou brunes, ou rousses, qui courent jusqu’à la lisière des forêts.  Où fume la poussière des labours, sitôt les moissons achevées. Dans ces terres si bien soignées, si délaissées, si malmenées, si émouvantes jusque dans les potiches municipales, ce qui s’enracine a bien du mérite, aurait dit ma mémé.

Et puis, il y a nos jardins.
Depuis le Grand Confinement, que nous ayons accès ou non aux campagnes et aux rivages, on dirait que plus que jamais, nous descendons dans nos jardins.
– Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde, me dit en français l’oiseau chanteur.
– Peut-être bien que plus que jamais, nos jardins sont nos hétérotopies, suggère encore, en grec, ce rossignol habile ?
– Nos quoi-donc, demande ma mémé ?
– …Des sortes d’utopies effectivement réalisées… des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. (Michel Foucault, Des Espaces Autres, 1984.)
– Eh ben vrai, dit ma mémé.

2 commentaires sur « J’ai descendu dans mon jardin »

  1. Eh ben vrai, que je dis aussi … 
    Quel bonheur d’entendre parler de cette multiplicité de jardins.
    Je repense à cette Hongroise qui disait que les contes de son pays commencent souvent ainsi : « Dans mon petit jardin, il y a un grand jardin… » J’atteste de la véracité du propos : mon petit jardin n’arrête pas de voyager et de faire défiler la vastitude du ciel au-dessus de nos têtes.
    Mon jardin choisit d’ignorer à peu près la ligne droite. Avec ses buttes surtout jamais retournées, ses paillages déposés au hasard de récupérations diverses et toujours bienvenues, son fouillis où s’invitent des plantes sauvages au moins aussi goûteuses que les légumes cultivés qu’elles côtoient, où je récolte les pommes de terre « plantées » en les posant juste sur l’herbe sans même creuser le sol, où les capucines se mélangent aux choux, les haricots aux courges, les blettes aux soucis et à la bourrache, où je m’amuse à toute sorte de tentatives un peu fantasques, … mon jardin ne ressemble à rien, sinon peut-être un peu au jardin bio de Lézinnes, mais je vous assure que des fées y habitent.
    Au menu du soir, une soupe de feuilles de pissenlit, de plantain, de capucine, de marguerites, d’achillée, de tilleul, de chénopode, de courge, d’ortie évidemment, plus quelques fanes de radis et de chou-fleur, trois feuilles de menthe, auxquelles s’ajoutent d’autres bonnes rencontres végétales du jour, cultivées ou juste offertes par la nature. Comme elle sait nous régaler en ce moment !
    Désolée, je voulais juste faire un commentaire de quelques lignes, mais mon jardin voyageur m’a entraînée bien plus loin que prévu.

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