Samaritain-e

D’ici et d’ailleurs 97,
Montreuil, 4 janvier 2024
Pour Dominique.

Elle est à toi, cette chanson,
toi l’étranger qui sans façon
d’un air malheureux m’a souri
lorsque les gendarmes m’ont pris
Georges Brassens, Chanson pour l’Auvergnat

            Depuis le jour de Noël où on a appris sa disparition – elle est partie sans crier gare, mon amie d’enfance, je me demande si je vais trouver le cœur et les mots, cette année, pour te dire, pour vous dire : « bonne année ».
Mais ce matin, j’ai trouvé.

J’avais échoué comme si souvent dans la boutique de téléphonie de la rue de l’église, juste entre le Chicken Grill et la boulangerie bio-bobo – plus proche de l’un que de l’autre bien sûr, et comme toujours, le gars de service (il y en a plusieurs, tous kabyles) a tranquillement enregistré ma clé USB, et fait pour moi les tirages, des fois que j’y arrive pas – comment peut-on être si chroniquement en panne d’imprimante ? Son indulgence est illimitée – entre un transfert d’argent pour le Mali, le décryptage patient d’un document administratif abscons, et l’écoute compatissante de la plainte d’une jeune maman dont le portable, et plus généralement la communication familiale dysfonctionne une fois de plus. Tout ça, pendant que la queue s’allonge, et que personne ne s’énerve, parce que tout le monde comprend.
Comme toujours, une vague de gratitude m’a envahie : cette boutique, ici, c’est un centre du monde, un de ces lieux qui maintient un lien vital, un pont entre nos rives, et nous évite de devenir fou, ou folle.

Alors, un air m’est entré dans la tête, et je me suis dit – voilà, cette chanson de l’Auvergnat si ressassée, si ringarde qu’il y a presque quelque chose de subversif à la fredonner, mais si bien écrite par le prince du coin de parapluie, qu’elle fait un rap parfait – elle m’offre les mots pour te, pour vous les dire, mes meilleurs vœux :

À chacun, chacune de vous, ami-e-s connu-e-s et inconnu-e-s,
que chaque jour de cette année apporte un coin de paradis,
aussi petit mais aussi grand que ma boutique de téléphonie !

Notez que ce qui change de l’ordinaire, dans cette chanson, c’est que le naufragé, le pauvre mec, le pincé par les flics, c’est pas l’autre pour une fois, c’est moi, ou toi peut-être.

Hier matin, je suis allée aux obsèques de mon amie, quelque part entre Saint Denis et Ermont Eaubonne. Elle était très chrétienne, très active, très droite, d’une générosité sans limite et sans faille (- comme ses parents, qui m’ont recueillie des mois durant, quand j’étais petite), elle a travaillé une bonne partie de sa vie sur la précarité, la migration, aussi l’église était pleine à craquer. Elle n’a pas eu le temps de choisir les lectures de la cérémonie, alors la paroisse s’en est chargée. C’était des textes qui lui ressemblaient.
Quand j’ai entendu l’histoire du Bon Samaritain
(- je te la rappelle en trois mots : c’est celle d’un type qui se fait agresser sur la route, il est laissé pour mort – deux bonshommes très propres sur eux passent et ne font rien, puis un Samaritain (c’est à dire un estranger-pas-d’ici, un type pas très catholique, dans la Palestine de l’époque), qui le soigne, l’emmène à l’hôtel et paie d’avance, sans limite et sans faille)
– j’ai compris pourquoi ça faisait du bien à tous ces gens unis par un même deuil, de croire en cet homme, ce dieu qui racontait une telle histoire, parce qu’à moi ça m’a fait du bien de la ré-entendre, en pensant à mon amie.

Et maintenant, je revois notre petit voyage de la semaine dernière : on a passé une journée à Bruges avec Paco, et on est allés au musée de l’Hôpital Saint Jean, pour voir les Memling, un peintre du 15è siècle qui raconte lui aussi, plein d’histoires d’horreur et d’humanité.
On a été drôlement surpris : on est tombés sur une grande exposition dédiée à l’histoire du lieu – un hôpital, qui de 1150 à 1977, a accueilli les malades, les sans-abris, les miséreux et les étrangers.
Une exposition sur « l’histoire des soins » et « l’hospitalité », « l’empathie », « la compassion », avec des objets de toutes sortes, et une muséo plutôt interactive.

Soudain, pas loin des silencieux et mystiques panneaux du peintre d’autrefois, on a vu un large espace autour d’une grande statue qui faisait le vide autour d’elle.
– Berk a dit Paco, quand on s’est approchés – il s’est éloigné vite fait, et tu aurais peut-être eu toi aussi, d’abord un mouvement de recul, en la découvrant.

C’est une Pietà, ou une Samaritaine – avec en place du fils immolé, du voyageur écrabouillé, une vieille truie, pitoyable cochonne, œuvre hyper-réaliste de l’australienne Patricia Piccinini.
Elle s’appelle The Bridge, et c’est une commande de l’Hôpital.

…Encore une fois, bonne année à toutes et tous, et merci encore à vous, braves boutiquiers, bougnats et autres Samaritain-e-s !

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