D’ici et d’ailleurs 85,
Dakar – Ouakam, dimanche 23 avril 2023
C’était encore le matin et le soleil n’osait pas se lever, et encore moins asperger la rue de son éclat… le soleil se faufilait toujours presque timidement entre les arbres centenaires… Rue Félix-Faure, les arbres n’étaient pas dans la rue, mais à l’intérieur. Ils avaient bien raison. Il suffisait qu’il y ait des travaux pour que tout soit rasé !
Ken Bugul, Rue Félix Faure.

Hier, de la nuit tombée au petit jour, les mélopées d’une confrérie voisine ont relayé les appels à la prière du muezzin. Notre appartement est proche d’une mosquée et d’une communauté mouride, et leurs hauts-parleurs résonnent comme s’il étaient posés sur le toit d’à côté.
Ce matin, moins d’une heure après le lever du soleil, je suis sortie faire un tour dans notre quartier de Ouakam, à travers les rues de sable. Tout est exceptionnellement calme : en ce lendemain de Korité (Aïd-el-Fitr), on se repose de la fête d’hier. Le Sénégal est l’un des rares pays musulmans au monde à l’avoir fêtée ce samedi (les autres l’ont fêtée vendredi). Car jeudi soir, comme il y avait par ici une éclipse solaire et qu’on n’avait pas vu la lune, plusieurs commissions de Sages en ont décidé ainsi. Moralité : on a eu au Sénégal deux jours de fête, une « korité à deux vitesses. »
https://www.seneplus.com/societe/encore-une-korite-deux-vitesses
Ce matin de dimanche donc, la plupart des boutiques sont encore fermées, et le baobab du grand carrefour voisin est désert. À part quelques milans, ses hôtes habituels ne sont pas encore arrivés. – marchands, gamins, ânes, chevaux et mobylettes qui d’ordinaire squattent son ombre
À lui seul, le grand arbre dit tout. Indissociable de la cabane qui pousse et s’accroche à ses pieds, et des débris qui s’amoncellent tout autour, inextricablement. De premières feuilles lui poussent. Il survit, il tient bon.
Il a bien du mérite. Car ici on abat des arbres et on construit à tour de bras. De tout. Des mosquées par exemple, comme celle flambant neuve du Cheikh Mohammed Tidjani, le fondateur des Tidjanes, juste à côté.

Autour de chez nous, les rues sont comme toutes les autres – y alternent immeubles et maisons basses, bâtiments en construction, travaux inachevés – matériaux, canalisations abandonnés, routes défoncées ou récemment goudronnées, amoncellements de débris et de détritus, sur lesquels parfois s’accrochent de petites plantes rampantes. Plus visiblement encore que l’an dernier – je ne croyais pas la chose possible – Dakar est un gigantesque chantier. La ville pousse en hauteur : en dépit de sa force, jamais le baobab n’arrivera à en faire autant. Elle accroît sa population et multiplie les voitures. Dakar est un gigantesque embouteillage. Jamais le baobab et ses mille confrères feuillus du quartier ne parviendront à faire respirer tout ça. Il y a bien ici un vaste espace vide, une ancienne base militaire à reconvertir en on ne sait quoi encore, et surtout l’ancien aéroport désaffecté – ce ne sera pas hélas, ou si peu, pour offrir un poumon vert à ce quartier surpeuplé : 10 hectares seraient dédiés à un projet de parc, et 590 aux promoteurs.




De loin en loin, une oasis – une rue dans laquelle sont plantés des palmiers, des eucalyptus, des acacias… Mais ici à Ouakam comme dans la rue Félix Faure de Ken Bugul, dans l’ancien quartier colonial du Plateau, c’est surtout dans quelques cours, quelques jardins cachés que s’abrite la verdure, qui parfois déborde par-dessus les murs. Les plantureux bougainvilliers aux couleurs violentes. Comme dans la cour magique de l’artiste-philosophe Issa Samb, dit Joe Ouakam (- oui, Ouakam, comme notre quartier), qui vivait il y a quelques années encore au pied de son arbre ( ça fera demain six ans qu’il l’a quitté), dans son jardin de trouvailles, vivant cimetière d’objets au rebut. Longuement, tranquillement, il nous avait parlé de son grand Fromager, des arbres des forêts voisines, de leurs âmes, et des bûcherons qui pactisent avec elles, pour choisir les individus dont ils extraient le bois des pirogues.



Par endroits, dans Ouakam, des résidences flambant neuves sont bordées d’un trottoir déblayé et de deux ou trois arbres fraîchement plantés : pour un peu, on se croirait aux Almadies, le Neuilly de Dakar, quartier d’ambassades, d’organismes internationaux, de bureaux et de résidences de luxe particulièrement prisées par les expats.
Mais si je fais quelques pas en arrière, j’enjambe un barrage de détritus, puis je me retrouve sur une contre-allée jonchée de matériaux de constructions, de débris de toutes sortes – comme absolument partout ici, à l’exception de quelques quartiers archi-privilégiés.
Dakar n’est pas Kigali, la Suisse africaine.


Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir tenté de nettoyer, d’assainir le pays, de Saint-Louis à Dakar ou Zinguichor. À partir de 1989, le vaste mouvement d’initiative citoyenne Set Setal (« propre et rendre propre ») avait entrepris de mettre les populations au travail. Au coin de notre rue, une inscription (« nettoyer c’est bien ne pas salir c’est encore mieux ») s’efface : elle date peut-être de ce temps-là. Deuk si Diam ak Set (« cohabiter en paix et en propreté ») proclament de rares poubelles municipales, dans une avenue bordée de quelques arbres, pas loin d’ici – elles sont entourées de détritus en tous genre. Bon courage.


À l’angle de l’avenue, une dizaine de chevaux sont au repos dans une écurie improvisée. À quelques pas, un charretier lave et soigne son cheval, devant un étalage de plantes vertes : étonnamment, ici comme un peu partout le long des artères principales de Dakar, le long de la corniche du bord de mer surtout, d’immenses files de plantes en pots plus ou moins hautes attendent le client. Les vendeurs sont souvent invisibles, ils se reposent derrière les écrans de feuillages. Car dans cette ville plantée sur un ancien volcan, dans un paysage presque désertique, si on a la chance d’avoir une cour, fût-elle de quelques mètres carrés, on se fabrique de mini-forêts. Et tant pis si ça attire les moustiques.

Peu de passants dans les avenues goudronnées, encore moins dans les innombrables rues de sable du quartier. Parmi eux, certains sont encore en tenue de fête. Somptueux. Étoffes éclatantes, grands boubous et robes bien taillés, coiffures étudiées, ports de rois et de reines. D’autres sont déjà en vêtements de tous les jours, eux-mêmes assez élégants – des « petites bonnes » par exemple, dont la vie est sans répit – dans un sac, elles emportent leur tenue de travail.
Je marche, et j’entends d’invraisemblables chants d’oiseaux, de doux roucoulements, un peu partout, dès qu’un arbre est là. J’écoute la vie derrière les murs, des coqs crient, des moutons bêlent – dans un mois ce sera la Tabaski, le Grand Aïd, et on commence à s’approvisionner en bêtes sur pieds. – Alors, ce sera encore la fête.




Le long de l’avenue principale, tous les vingt mètres, des affiches géantes nous rappellent que le Ramadan est une période faste pour les gourmands : ici, on raffole de ces repas si particuliers, sucrés ou lactés, du ndogou ( – le soir, à la rupture du jeûne) et du kheud (avant l’aurore) : de Bridel à Gloria ou Maggi, l’industrie alimentaire en profite – on trouve tout au supermarché comme chez le boutiquier – tiens, celui du coin est maintenant ouvert. Sans parler des éleveurs de viande, pour les grands repas de famille, comme ces « poulets de chair », dans notre rue.


Les enfants d’un club de sport se regroupent. Quelques jeunes vont à la mosquée. Sous un abri là-bas, mi-ombre mi-soleil, patientent de jeunes talibés (des enfants des rues dépendant d’une daara, une école coranique), pieds nus et leur boîte vide à la main : ils attendent que l’animation reprenne pour commencer à mendier.
Les enfants. L’éducation. C’est une des grandes préoccupations du pays. Ici à Ouakam, dans un rayon de cent mètres, il y a pléthore d’écoles. Aux portes du lycée de Dakar, l’école privée des Mamelles, la crêche-école Chapi-Chapo (enseignement en français et en anglais), le groupe scolaire Cheikh Omar Tall, sans parler de la Daara Sokhna Fatima Bintou Imam Malick (« pour la mémorisation du saint coran et l’éducation islamique »), misérable bâtisse derrière une large flaque et une montagne d’immondices – ni des innombrables publicités qui jalonnent les rues, pour des formations de toutes sortes.





Il est bientôt 9h – Je repasse devant le grand baobab du carrefour – il est toujours solitaire. Et je repense à Joe Ouakam, lui qui ne s’est jamais éloigné de son arbre. Ne l’a jamais quitté des yeux.
Il suffisait qu’il y ait des travaux pour que tout fût rasé ! Sans alternative.
Pour des arbres ?
Qui y penserait ?
Seuls les amis des arbres !
Combien y en avait-il encore ?
Un, trois, cinq, sept, neuf, onze, treize, quinze, dix-sept, dix-neuf ?
Ken Bugul, Rue Félix Faure.

Merci chère Marie pour ce bel article très instructif mais qui donne un peu froid dans le dos ! J’ai appris beaucoup de choses en le lisant. Es tu rentrée ? Je garde en ce moment Solal et Andréa, 12ans et 10ans. Ils vont au football et quand ils reviennent ils jouent avec Jacques, le fils de clémentine. C’est super. Prends soin de toi et embrasse Günter
Élisabeth
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merci beaucoup Romain8 ! – à bientôt – marie
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Merci Marie de ce reportage sans concessions, plein de poésie et de superbes images, qui ont la beauté crue de la réalité. Meilleur souvenir de notre rencontre à Montreuil et de ce voyage partagé Paris-Dakar-Paris. Bise à toi et à Gunter. Martine de Sète
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