Madre Etna – l’eau et le feu

D’ici et d’ailleurs 83,
Randazzo, le 26 mars 2023

…Pour quelles raisons les bouches du mont Etna vomissent-elles parfois d’épais tourbillons de feu?… D’abord la montagne est creuse et presque toute faite de cavernes de granit. En toutes il y a de l’air et du vent… d’autre part la mer baignant le pied de la montagne sur une large étendue y brise ses flots et tour à tour les reforme. Or depuis le bord de la mer les grottes de la montagne se prolongent intérieurement jusqu’aux gorges du volcan. C’est par là que passent les vents quand la mer s’est retirée.
Lucrèce, De Natura, Livre VI.

Depuis trois jours, nous sommes dans les vignes, les vergers de nos amis qui se sont installés ici pour cultiver la vigne et faire du vin, il y a deux ans.

Etna : ce volcan qui fume dans le ciel, à plus de 3000 mètres tout là-haut, ce géant devant nous, autour de nous, sous nos pieds – hé oui, c’est une femme. Une mère. Une fournaise (c’est son nom antique) aux sommets de neige, une montagne d’eau et de feu. De lave, cendre, soufre – l’une des terres les plus fertiles de toute la Méditerranée.

Proverbes siciliens :
Acque e focu, ‘un ci pigghiari ‘mprisi
(Acqua e fuoco, non li affrontare)
All’ortu e a lu mulino, vacci matinu
(au jardin et au moulin, va de bonne heure)
Lu havi’na bona vigna, havi pani, vinu e ligna
(qui a bonne vigne, a du pain, du vin et du bois)

Madre Etna – c’est comme ça que tu t’appelles, tu portes sur tes flancs
les orangers les citronniers les cédratiers
la vigne et l’olivier
les figuiers les noisetiers les pistachiers
la vigne et l’olivier
les noyers les cerisiers les châtaigniers (pour le miel de leurs fleurs)
la vigne et l’olivier
les grenadiers les néfliers les mûriers
les abricotiers les pêchers les pommiers les amandiers
la vigne et l’olivier
et maintenant des fraises, des fraises et des fraises

…Il y a tout ça dans le jardin de nos amis, et bien d’autres plantes aussi, d’autres fruits plus ou moins sauvages, qu’on mange en salade, en compote, ou sur le pouce. Sans oublier bien sûr, la figue de Barbarie, si cruelle et si douce – sa chair ensanglante nos mains et les joues des enfants.
À midi, on déjeune à l’ombre transparente d’un olivier.
On boit les vins purs qui se sont nourris de cette terre d’Etna, autour de notre table, et que nos amis ont travaillée : l’un d’eux s’appelle E la nave va. Ceps de vigne en flottille sur une mer de feu.

Au pied de la Mère Etna coule, ruisselle ou s’épuise la rivière Alcantara – son nom de Pont la relie à ses sœurs d’Andalousie ou des Aurès, si loin, si près d’ici. Aujourd’hui, 26 mars, elle brille à peine sous les hauts murs de Randazzo où nous rentrons le soir, après la journée passée dans les vignes. C’est inquiétant.

Ce matin, on est allés faire les courses : en ville, pas un supermarché. Que des petites boutiques pratiquement sans vitrine, sans devanture. De l’Azienda Pupillo à la Macelleria Costanza, toutes, vendent presque exclusivement les produits élevés, cultivés ici, sur les pentes de l’Etna, ou celles des Nebrodi, de l’autre côté du fleuve : une même famille, une seule petite entreprise produit, transforme et vend les fruits, les légumes, les fromages, la viande, la charcuterie – le cochon noir, les oranges, le pecorino.

En chemin, on s’arrête pour remplir nos bouteilles à la source la plus proche – il y en a partout, des sources. Toutes, sous la protection d’un saint, d’une sainte – Marie bien souvent, Vierge et Madre elle aussi. Fleuries, entretenues, vénérées. Sources d’eau là où hier ou demain, coula ou coulera la lave.

La petite ville, elle, est remplie d’églises. Mais dans cette terre de feu aussi imprévisible que fertile, il faut croire que ça ne suffit pas : le secours doit se tenir à chaque coin de rue, à portée de main. Partout à ta porte, en face de chez toi, tu trouves de petits autels domestiques soignés, fréquentés, fleuris comme des fontaines. À Catane même, la grande cité du volcan, aussi bien qu’à Randazzo, le petit bourg de montagne. Cet homme que tu vas croiser sur le trottoir d’une avenue en plein centre-ville, s’arrête soudain – il se tourne vers le mur, il caresse la vitre encastrée dans le mur, porte ses doigts à ses lèvres, à plusieurs reprises – il murmure une prière au doux jésus caché derrière, l’homme de douleurs avec ses 30 bougies électriques allumées en plein jour.

Et quand ton voisin meurt, c’est dans la rue aussi, sur son seuil, et pas seulement dans le journal, qu’on t’informe qu’il a été rappelé à la Maison du Père, sur un étendard rouge à franges d’or.

Ici, il y a du bon dieu partout, et l’horloge catholique semble s’être arrêtée avant le concile Vatican II – c’était il y a soixante ans, quand même. Je suis entrée dans plusieurs églises, à Catane et Randazzo, pendant un service – et j’ai vu des prêtres qui portaient des surplis de dentelles, et la barrette de Don Camillo sur la tête. La librairie religieuse, la boutique d’objets pieux offrent de larges choix. Et dans l’école maternelle parfaitement laïque où vont les enfants de nos amis, installée récemment quelque part dans la montagne, on n’a pas jugé utile de retirer le mini-Lourdes que l’ancienne propriétaire du jardin y avait construit.

Quant à l’école publique de Randazzo, en centre-ville, elle cohabite elle aussi allègrement avec le Ciel : affalée sur un banc au soleil, juste devant le portail, je réalise que l’expo photo accrochée sur ses grilles ( – une série de portraits de grands-pères avec leurs petits-enfants, tout autour de l’enceinte) est assortie d’un texte qui me dit quelque chose… Fratello Vento… Laudate Si’ Mi Signore… Bien sûr ! c’est le Cantique des Créatures de Saint François d’Assise, que vous connaissez peut-être comme moi, à cause des fresques de Giotto ou de quelques autres miraculeux artistes ! Mais ici, aujourd’hui, c’est Il cantico de creature de Randazzo que chante le Poverello.

…Je m’approche de l’affiche placée à l’entrée de l’école, et je découvre qu’il s’agit d’une réalisation complexe, une série d’installations-photos exposées dans nombre d’espaces publics de la région, financée la Fondation Antonio Presti (un mécène anti-mafia), associée au projet artistique de grande envergure qu’il a piloté, Fiumara d’Arte (du nom du lit d’un fleuve asséché.). Elle a pour but de relier Librino, le quartier populaire de Catane où est né le projet, ALLA GRANDE MADRE ETNA ATTRAVERSANDO LA VALLE D’ALCANTARA.

Cette « grande œuvre de street art » est donc ni plus ni moins une prière pour exhorter les jeunes à ne pas délaisser leur territoire, et pour y ramener ceux qui l’ont abandonné.

https://www.ateliersulmare.com/fr/fiumara_fr/storia_fiumara_fr.html

En remontant dans les vignes, sur les courtes terrasses encloses de vieux murs de lave, je songe au désastreux bilan carbone de notre visite en Sicile, au formidable coup d’œil qu’il nous a néanmoins donné sur les bassines de la plaine de Catane et ses cultures intensives d’agrumes, presqu’aussi jolies qu’une mosaïque arabo-normande – à la guerre de l’eau, et au volcan qui a explosé hier, dans les plaines de Sainte-Soline à feu et à sang.

La plaine de Catane, vue d’avion

Même si Jupiter… à Mongibello (Etna) dans la forge noire,
appelant : Buon Vulcano, aïuta ! aïuta ! (Bon Vulcain, à l’aide ! à l’aide !)…
Dante, l’Enfer, XIV.

PS. le 30 mars :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/30/nous-serons-dans-les-rassemblements-de-solidarite-avec-les-blesses-de-sainte-soline-et-pour-que-cessent-les-violences-policieres_6167608_3232.html

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