D’ici et d’ailleurs 78,
Menton, Cannes, 18-19 janvier 2023.

– La grève ? Quelle grève ?
Le conducteur du bus Zou ligne 6 (Menton-Castellar) me considère d’un air narquois. Avec un zest de commisération pour cette pèquenaude de parigote qui espère attraper son train, demain.
– Tout ça, c’est dans le Nord. Nous, on n’a pas de ça ici – sur le ton de ma mémé, quand elle disait « pas de ça Lisette ». Fallait pas discuter. J’ai laissé tomber.
Quant à la dame de la compagnie maritime du port de Cannes, que j’interroge au téléphone, elle ne comprend pas de quoi je veux parler : elle n’a réellement pas entendu parler d’une mobilisation. Sauf tempête, le bateau partira, quoi qu’il arrive.
Je fais le tour de la vieille ville de Menton : à la grille de l’école Camaret, située, la pauvre, à côté de la Basilique Saint-Michel, juste au-dessus de la mer, est affiché le menu de la cantine : salade de coquillettes, fromage, fruit et basta. Quelques dames auxiliaires en moins sans doute, mais pas de quoi fouetter un chat ou fermer boutique.

Nous savions que le monde – enfin, l’Hexagone était partagé en deux – pluie et brouillard au Nord, éternel été au Sud, et je vous confirme que rien ici n’est fait pour nous en dissuader : non seulement le ciel est bleu d’azur, les oranges croulent sur les orangers, les citrons sur les citronniers – les mimosas par brassées décorent les tables des brasseries dans les rues de Menton, mais en plus, les locaux forcent volontiers le trait, comme pour t’en convaincre. Un peu ébranlée, le soir du 19, j’ai regardé dans le journal : – Non, la mobilisation des habitants des Alpes Maritimes ne semblait pas avoir été inférieure à la moyenne nationale.



Derrière le Casino – boutiques chic, banques, terrasses enguirlandées, une étroite vitrine m’arrête net : je ne résiste pas au plaisir de vous faire entrevoir sa collection de canons de spiritueux et autres Légendes du Kremlin. Je pose quelques questions à la vendeuse – ma curiosité l’inquiète – oui elle est russe, un peu arménienne sur les bords, mais vous savez il n’y a pas que des Russes qui achètent ici, il y a des gens de partout, et beaucoup beaucoup de Français.
Bien sûr Madame, je n’en doute pas. Menton est depuis toujours une ville internationale. Il suffit de faire un tour au cimetière, là-haut, pour s’en persuader. Et constater qu’au 19è siècle déjà, les Russes – enfin, ceux qui avaient beaucoup de roubles, prisaient autant ce coin de Côte d’azur que les Anglais ou les Prussiens. Sauf qu’à l’époque, bien souvent, ils ne venaient pas ici seulement pour claquer leur fric, mais pour soigner un mal fatal. Comme sans doute George Coculescu, de Roumanie, mort ici à 18 ans.




Connais-tu le pays où fleurit l’oranger
Le pays des fruits d’or et des roses vermeilles
Où la brise est plus douce et l’oiseau plus léger…
Roucoulaient alors de jeunes beautés, d’irrésistibles soupirants, qui expiraient parmi les citrons, les oranges et les mimosas.
L’autre jour, j’ai marché sur la mince promenade qui longe le Cap d’Ail, du côté de Monaco, franchissant les barrières qui en interdisent l’accès par gros temps : il soufflait une faible brise, et la Méditerranée se tenait bien tranquille derrière les amas rocheux. Au-dessus de ma tête, des villas d’un luxe inouï, forteresses encloses entre de hauts murs, des parcs somptueux, des portails ultra sécurisés. Personne. Les terrasses sont vides, et la plupart des fenêtres sont closes.

Emmène moi au bout de la terre,
Emmène moi au pays des merveilles
Il me semble que la misère
Serait moins pénible au soleil
… il me semblait à moi aussi, Charles, je t’avoue. Seulement ici aussi, au soleil de Menton ou de Nice, des gens s’entassent dans des cités pas plus gaies qu’à Dunkerke ou Aubervilliers : la misère y est peut-être moins pénible, mais la richesse, à l’autre bout de la ville, n’y est pas moins arrogante. Et puis tu sais bien que nulle part en France, même sur la Côte, le soleil ne brille d’un éclat plus intense qu’à Marseille – et tu ne me diras pas que les quartiers Nord te font rêver…
Ici on ne se rue pas sur le métro ou le RER, on longe la Côte, par tous les moyens. Ce matin du 19, une foule de non-grévistes s’entasse sur le quai de la gare de Menton, pour attraper LE train du Service Minimum. Ensuite, tout le monde descend à Monaco, car c’est là qu’il y a du travail – puis le train vide se re-remplit jusqu’à Nice. On parle italien, beaucoup, et un peu toutes les langues, comme au cimetière de Menton. Et ça roule, tranquille.
…Service minimum… LE train de ce jour de grève était ponctuel, au moins. Alors que des pans entiers du Service Public sombrent dans l’aléatoire le plus complet : des brumes du Nord au soleil du Sud, ils tendent à un simulacre de Service minimum. La lettre postée à Aubervilliers n’arrive plus à Marseille, ou bien trois semaines plus tard, les trains vers des provinces quelconque ou de petites vitesses, partent quand ils veulent, quand ils peuvent. Quant à l’Hôpital Public et l’Éducation Nationale, l’Enseignement Supérieur…
Alors, au moment d’achever cette page, postée avec une semaine de retard (- non, je ne fais pas grève du blog – je n’avais juste pas de réseau, là où j’étais), et de télécharger les images qui l’ont motivée, je me souviens d’une photo prise à Montreuil, le jour gris et glacial de mon départ au pays des merveilles, dans l’artère commerciale de la Mairie.
C’est une affiche de pub taguée.
– D’accord, c’est moche de taguer les pubs, et les tags scatos, en plus, c’est trivial.
Mais c’est moche aussi de devoir supporter la pub, de la ligne 9 à la Croisette, du jour de l’an à la Saint Sylvestre. Surtout quand elle exalte ce dont tu rêves peut-être – des créatures d’une sublime élégance – ce luxe insolent qui se tapit, pour personne ou presque, dans les palais de la Côte d’Azur.
Donc, va pour Prada-prout.

…Savez-vous d’où je vous poste enfin cette 78è page d’ici ou d’ailleurs ?
– D’une couchette inférieure du train de nuit, quelque part dans la nuit noire, entre le Sud et le Nord : la SNCF n’est plus le Service public d’antan, mais elle a du wifi.
Une grosse bise à toi chère Marie à qui je pense tout le temps en ce moment! Giaccomo
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merci Jacques ! Tu penses à moi de quel côté du monde ?…
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Dans la tranquillité presque atemporelle du quotidien surtout quand le temps est gris ( Camus la clope au bec et son imper mastic et Gracq qui ouvre un peu sa fenêtr
e avant de s’installer devant sa table de travail) dehors et dans l’irrépressible nostalgie que cela provoque…
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Hé ben…
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EH oui nous sommes bien dans le télescopage entre le temps mécanique et impavide devenu trop réel et la densité accrue presque charnelle de note mémoire
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chère marie,
je pense que j’ ai la qualification de le dire:
un texte fantastique, au niveau du « new journalism » américain, mais plus sensible et « sophisticated » encore. félicitations!
jürgen
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Merci cher Jürgen ! Si c’est toi qui le dis !… je t’embrasse – Marie, de Montreuil.
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