Heure grave

D’ici et d’ailleurs 76,
Montreuil, jeudi 1er décembre 2022

Qui maintenant meurt quelque part dans le monde
Sans raison meurt dans le monde,
me regarde
R.-M. Rilke, Heure grave, 1900

Il y a des scènes que sauf dans un cadre spécifique, on ne peut ni photographier ni montrer.
Des scènes dont l’image t’accompagne toute la journée, ne te quitte pas.

Depuis quelques jours – fin novembre, début décembre, on est entré dans cette période de l’année où fleurissent encore les chrysanthèmes de la Toussaint, et où se dressent déjà les sapins de Noël. À Montreuil, la mairie est fleurie des fleurs des morts, tandis que le sapin géant domine la place, bientôt planté dans une neige artificielle, un décor qui attirera les badauds.
Maintenant, il fait froid.

Dans le couloir du métro Mairie de Montreuil, elle est là comme d’habitude.
Cette femme sans âge au visage gris, qui tient sur ses genoux une grande fillette de huit ou dix ans. Parfois étendue à ses côtés, la tête sur les genoux de sa mère. Parfois étendue, inerte, comme le Fils mort d’une Pietà. Des journées entières par terre, sous une couverture, dans le courant d’air qui s’engouffre là, entre deux bouches de métro, juste au-dessus de l’accès aux quais.
On ne peut pas les manquer, la mère et la fille. Silencieuses. Leur écuelle à leurs pieds.
Alors on est chaque jour des milliers à partir le matin avec cette image dans la tête, et à la retrouver à notre retour, si on ne rentre pas trop tard du boulot ou des courses – plus ou moins imprimée, plus ou moins consciemment gravée dans nos mémoires.

Ce matin je suis descendue deux stations plus loin, à Robespierre, juste avant Porte de Montreuil. À quelques mètres de là, une femme était assise sur le trottoir, un bébé dans les bras. De l’autre côté de la rue, affluaient des groupes d’enfants et d’ados – il en vient de partout à travers la ville, mais aussi de Paris et d’ailleurs : ils convergent vers le Salon du Livre de Jeunesse qui vient d’ouvrir.

Je marche derrière une classe qui en sort. Les enfants ont à peu près l’âge de la fillette du métro. Un garçon métisse, le dernier du groupe, discute avec un grand balèze jovial – instit ou parent d’élève, je ne sais pas. Super content, le gamin. Il rêve du repas qu’il va faire ce soir en arrivant chez lui, un burger, l’adulte est bien d’accord, lui aussi il va se taper la cloche en rentrant. C’est ça aussi, l’école. Des moments exceptionnels et familiers, dehors comme dedans, avec les autres.

Un peu plus loin, juste en face du marché Croix de Chavaux qui bat son plein – on est jeudi, une femme se lève du trottoir. Pas très couverte, mal fagotée, elle tape des pieds, elle a froid. Contre le mur de la banque, son gamin reste sans bouger, jambes étendues sous la couverture matelassée. Il a dix ans environ, l’air sombre.
En arrivant au grand carrefour, entre les boucheries halal, je tombe presque sur une jeune femme accroupie là, visage lumineux, tête nue, cheveux lâchés, emmitouflée dans un châle, une couverture. Son gosse me regarde avec de grands yeux noirs – serré contre elle, chaudement équipé, un bon bonnet sous sa capuche. Elle me dit qu’elle a vingt ans, elle en paraît quinze. L’enfant a un an. Ils dorment dans une voiture sur un parking, pas loin. Difficile d’en savoir plus.
Puis devant la bibliothèque Robert Desnos, à l’une des bouches du métro Mairie de Montreuil, une autre habituée du trottoir de Montreuil, avec sa fillette de cinq ou six ans blottie à ses genoux.

(Nativité, Lorenzo Costa, 1490, MBA Lyon, détail)

Stabat mater dolorosa
juxta crucem lacrimosa
dum pendebat Filius

Iacopone da Todi, Stabat mater, vers 1300
Ne pleurez pas,
Madame, si votre fils est condamné, il ressuscitera par miracle après l’enterrement.
… je resterai sous le poteau à pleurer.
Max Jacob, Stabat mater, 1928

Dans ma tête, tandis que je rentre à la maison, ces femmes et ces enfants de la rue en rejoignent d’autres. Leurs images, celles d’autres images de maternité tragique – mort, abandon, déréliction – figures universelles dont le christianisme fit des icônes – stabat mater et autres mater dolorosa. Tableaux de Nativités aussi, où le lange bien repassé sur lequel est couché l’Enfant-Dieu préfigure son linceul : à peine né, l’enfant est déjà mort.

Surgissent dans la rue froide sous le ciel froid, les petits visages de ces jeunes talibés – les enfants des rues du Sénégal, qui t’entourent et tendent leur boîte de conserve pour quêter leur nourriture. Eux n’ont pas de mère étendue à leurs côtés. IIs bougent, ils s’activent, responsables déjà de leur quotidien, de leur survie.
Cette plage noire sous le ciel noir où dans le bruit des flots, s’avance la mère de Saint Omer, les bras chargés de sa petite fille, dans le dernier film d’Alice Diop, qui nous invite à revivre son procès.
Ce trou noir de l’accouchement sous X, au fond duquel tu ne sais pas, non, de quel néant tu as finalement émergé.
Et d’autres encore…

Puis, j’arrive au bout de la rue de l’église, et à mes pieds, devant la super pizzeria récemment créée par Saïd le roi de Montreuil (- combien de pizzerias a-t-il lancées, ces vingt dernières années ?) s’étend le tapis d’or qu’un arbre venu d’ailleurs, le Gingko, dépose généreusement sur le bitume, chaque année, au cœur de l’automne glacé.
– Lui, du moins, je peux le photographier.

UNICEF, novembre 2022 :
Alors que le pays célèbre le 30e anniversaire de l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant ce 20 novembre, les associations de solidarité constatent sur l’ensemble du territoire une dégradation de la situation des femmes et des familles avec enfants à la rue ou vivant dans des habitats précaires.

Ici, à Montreuil, le scandale des enfants à la rue, de leur précarité, de leur déscolarisation est plus particulièrement celui des enfants Roms.
En 2015, se tenait un Tribunal d’opinion consacré à cette question. Ses conclusions sont édifiantes : ce n’est pas la loi française qui serait en cause – mais les conditions de son application. ou plutôt, son défaut d’application.

http://www.unprocespourlesdroitsdesenfantsroms.org/

https://www.cairn.info/revue-journal-du-droit-des-jeunes-2015-7-page-16.htm

Il y aura bientôt un an, la Défenseure des droits, Claire Hédon, publiait un texte-cadre. Elle dénonçait entre autres  » Un accès aux droits fortement entravé pour les personnes vivant en bidonvilles », « Des refus de scolarisations discriminatoires pour les enfants Roms »,  « Une méconnaissance des normes entravant les perspectives d’insertion, et la stigmatisation des personnes Roms ».

https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/communique-de-presse/2021/12/droits-des-personnes-roms-la-defenseure-des-droits-pointe-un-defaut-de

et le 11 juillet dernier, le maire de Montreuil publiait une Tribune dédiée en particulier à l’accueil des populations Roms :
Aujourd’hui, avec de nouveaux arrivants incités à venir dans notre ville l’histoire se répète… Montreuil dénonce une hypocrisie anti-humaniste et appelle à une remise en question profonde de la politique de mise à l’abri…les Montreuilloises et les Montreuillois s’organisent toujours pour faire vivre la solidarité et venir en aide aux personnes qui en ont besoin. Malheureusement, ces dernières années le nombre de personnes vivant dans des conditions précaires s’accroît inexorablement… l’État est seul compétent en matière d’hébergement d’urgence, et que depuis bien trop longtemps, il ne s’en donne pas les moyens et se décharge sur les communes…. En permanence, nous appelons l’État à prendre ses responsabilités.

http://www.presseagence.fr/lettre-economique-politique-paca/2022/07/11/montreuil-pour-une-reelle-politique-daccueil-et-de-mise-a-labri/

… Alors ???

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