D’ici et d’ailleurs 75
Bruxelles, Gand, Bruges, 2 – 5 novembre 2022
Dans un flacon un limaçon enfilait sa culotte
Sur le plancher une araignée se tricotait des bottes
Nous roulions paisiblement à la vitesse de 300 km/h, parcourant les 264 km qui séparent Paris de la capitale européenne, à travers mille hameaux, villages, villes et conurbations, lorsque la voix de « notre barista » informa les passagers que des plats parfaitement bio, préparés avec des produits exclusivement locaux les attendaient au bar. Alors, je me suis dit qu’après tout, on venait d’entrer au pays de Pieter Breughel, pas loin de chez Jérôme Bosch, en terres de Carnaval, de Jardin des Délices et d’humour belge – et que notre Thalys pouvait bien se prendre un peu pour la Nef des fous. Non sans tout de même, une vague inquiétude.
À Bruxelles, les Marsupilami, les Schtroumpfs et le Petit Poilu, sans parler de centaines d’autres créatures plus ou moins loufoques que le musée belge de la BD avait décidé de mettre en avant, nous ont d’emblée embarquées dans une autre dimension. Rien que de très naturel, dans l’Univers du neuvième Art, qui nous offre au quotidien cette part de délire sans laquelle peut-être, nous deviendrions tous zinzins.
C’est à Gand que les choses sont devenues plus étranges.
Pour cette escapade en Belgique, j’avais décidé de découvrir le monde avec les yeux de la fillette de sept ans que j’accompagnais. À sa hauteur. Sauf que je n’étais pas préparée à la com des expos qui les précède bruyamment, comme les trompettes de la renommée, parfois mal embouchées, comme chacun sait. Du coup, je n’ai pas eu le temps de prévenir la petite.

– Dis pourquoi il saigne, le mouton ?
…Déplacé, décadré, formidablement agrandi, au seuil de la cathédrale qui conserve le célébrissime retable, un mouton vous regarde avec ses yeux quelque peu diaboliques ( – les moutons ont la pupille rectangulaire ), impassible, tandis qu’un jet de sang se déverse de son flanc dans un vase en or… Sur le monumental panneau peint, l’Agneau Mystique semble tout petit : focus éloigné, c’est vers lui que convergent tous les personnages du retable, mais c’est tout juste si on l’aperçoit au milieu de la foule des Saints, juste sous le Père et la colombe. Toute une histoire. L’image de l’affiche, elle, est une énigme, voire – pour la fillette, une pure méchanceté.
– Ensuite, devant l’objet… J’aurais voulu vous y voir ! Entre la chambre proprette de Marie, le Paradis terrestre, les beffrois flamands et les tours de Jérusalem, les niches en trompe-l’œil et la Cité céleste… Tout ça, sur un seul tableau d’autel ! Ah oui, ils s’y connaissaient, les maîtres flamands, en matière d’ubiquité. Tout ça, sans bouger pied ni patte : juste en convoquant tout le monde au même endroit, et en ouvrant ou fermant, de temps en temps, les volets du retable, pour permettre à chacun de faire l’expérience du passage de la Mort à la Vie, avant le passage ultime.
– Et surtout, n’oubliez pas – ne pas bouger ! Car dans la peinture, les lieux sont éclairés précisément du côté par lequel entrait la lumière, en vrai, dans la chapelle pour laquelle le retable avait été réalisé. Ce qui ne l’a pas empêché d’être maintes fois dépecé, déménagé.
À la boutique de la Cathédrale, des petits cartons sont mis gratuitement à la disposition du visiteur – de ceux qu’on accroche à la porte de sa chambre, ou plutôt des toilettes. Sur l’un d’eux, le brave Jodocus (le donateur du retable) en prière, mains jointes, les yeux levés au ciel, avec la mention Please do not disturb. Sur l’autre, la tiare dorée de Dieu le Père : le silence est d’or – chut.
Une souris verte qui courait dans l’herbe
Je l’attrape par la queue, je la montre à ces messieurs

À Bruges, on a tout de suite compris qu’il se passait quelque chose de pas normal : non seulement des calèches noires attelées à de lourds chevaux noirs se pressaient en grand nombre à l’entrée des « quartier de silence » de la ville, juste à la sortie de la gare. Mais un peu plus loin, un ange aux ailes noires largement déployées se pavanait devant le Château. Et partout dans Bruges-la-morte, parmi les foules cosmopolites qui s’agglutinent aux mêmes lieux, pour faire le même cliché – s’affichait la même image d’une femme morte, toute blanche dans sa robe bleue, son foulard blanc, entourée de quelques hommes qui faisaient une drôle de tête : Oog in oog met de Dood, Face à face avec la mort ! Den Tod vor Augen, La mort sous les yeux ! proclamaient de grands panneaux, dans les rues les plus passantes. La mort se promenait même de place en place, d’un lieu à l’autre, à l’arrière des autobus de la ville…


Car cette année, Bruges rend hommage à l’un des plus mystérieux peintres flamands – on raconte qu’il est mort fou, Hugo van der Goes. Dans l’exposition, autour de la Mort de la Vierge, un tableau qu’on vient de restaurer, sont disposés d’autres purs chefs d’œuvre, et convoquées les ombres d’artistes d’aujourd’hui. Alors, dans le silence de l’Hôpital Saint Jean, à condition d’y rester un moment, on perçoit, oui, avec un peu de chance, que le bruyant tintamarre macabre qui retentit à l’extérieur, n’est qu’un leurre : la scène funèbre du peintre mélancolique est en vérité une paisible Dormition – l’image d’un sommeil, et d’une vie que recueille le divin fils de Marie, dans la même chambre mais à l’étage au-dessus – c’est à dire au ciel, et dans les cœurs de ceux qui croient en la vie éternelle.

Entre-temps, ma petite fille était déjà partie gambader vers la sortie et la boutique de cartes postales. Dans l’une d’elles, le visage animé de la Vierge morte clignait de l’œil. À côté, une Vierge de Memling présentait à son gamin non pas le fruit du Salut, mais Grosminet sur son ephone. Plus loin, la marque de bougies F*CK YOU proposait des cierges en cire bleu vif et forme de doigt d’honneur, 100% faits main, ainsi que des porte-bougies du même bleu.

Je demande à la caissière :
– Pourquoi vendez-vous cet article à l’expo Van der Goes ?
– Parce que c’est le bleu Van der Goes.
Évidemment.

À côté, on peut aussi s’offrir le kit Not So Virgin Bloody Mary Mix, élégante promo au même design distingué que le Candlehand : une bouteille de jus de tomate, une de vodka, et des épices. Je laisse découvrir le détail de la recette – ou plutôt, l’exégèse de son message, à celles et ceux qui auront la curiosité de la déchiffrer sur la photographie.
Un petit cochon pendu au plafond
Tirez-lui la queue il pondra des œufs
Tirez la plus fort il pondra de l’or.

De retour à Gand, j’avoue, je n’ai pas eu le courage d’aller (re)visiter le Musée de la Torture, dans l’imposant château des Comtes de Flandres. À la place, on est allées voir l’expo Dali – une immersion lumineuse à 360°, sur les parois, le sol, la voûte de l’église Saint Nicolas. Au moins là, on ne prendrait aucun risque : désincarné, dématérialisé, plus que jamais familier de nos rêves, l’ange du bizarre serait forcément parfaitement à sa place.
