Dans la rue

D’ici et d’ailleurs 73
Montreuil, Paris, mardi 18 octobre 2022

Moi, je n’sais pas si j’suis d’Grenelle,
De Montmartre ou de la Chapelle,
D’ici, d’ailleurs ou de là-bas…
Aristide Bruant, Dans la rue

Dans la rue… Une Histoire de la rue de l’Antiquité à nos jours (sous la direction de Danielle Tartakowski) vient de paraître (Taillandier) : aujourd’hui, finies les figures romantiques du « petit peuple de la rue » nous dit-elle en substance.
…Ça ne nous empêche pas bien sûr, des Grands Boulevards aux quartiers de Montreuil, d’apercevoir encore les plus fieffés marlous, ou cette petit’ gonzess’ blonde (ou brune) qui traversait la rue de Bruant, celle
Qu’avait la gueule de la Joconde
La fess’ ronde et l’téton pointu
Et qu’était aussi bien foutue
Qu’les statues qui montrent leur cul
Dans la rue


…  » La rue des exclus », nous dit l’Histoire de la rue, est désormais celle de toutes les misères, « nomades urbains et marginaux de toute espèce », que les pouvoirs publics surveillent, et cherchent à occulter…
Mais ici, dans la rue, il y a surtout tous ces gens qui ne sont ni SDF, ni truands, ni drogués, ni prostitués, mais qui se débrouillent et vivent de la rue. Je ne vous parle pas du revival des « petits métiers d’antan », qui se pointent le week-end dans les rues bobos de Montreuil, comme Fakele le photographe avec son appareil à l’ancienne, ou cette jeune fleuriste, avec sa charrette de 4 saisons… mais des autres, infiniment plus nombreux.

Montreuil, octobre 2022

– Maïs maïs maïs !
Aujourd’hui comme toute la semaine, comme tout ce mois-ci, et comme le mois dernier, tu peux t’acheter pour 1 euros un épi de maïs grillé bien chaud, un peu partout de ce côté-ci du périph. Il y en a, mais ce n’est pas la majorité des clients, pour qui ça fait office de marrons. Des sorties de métro aux foyers de travailleurs maliens, aux quatre coins des grandes places ou devant les centres commerciaux, des jeunes gens, des femmes parfois te les proposent. Un grand caddie de super-marché, une grille (le rabat fait aussi office de grille), un petit fourneau à charbon, un bout de carton pour attiser le feu, des feuilles de sopalin pour envelopper, et voilà. Ou bien, version abrégée : un simple caddie à roulettes, avec un sac en toile rempli d’épis tenus au chaud.

Place de la mairie, il y a carrément sept à huit chariots de maïs grillé, côte à côte. Autour, on se rassemble, on discute.
– .. Tu veux du sel avec ?
– Non merci.  Ils viennent d’où, ces maïs ?
-…
Croix de Chavaux, le premier vendeur ne me comprend pas. Au deuxième épi acheté, le deuxième marchand peut-être pakistanais me répond – c’est les africains qui les apportent. Le troisième ne me comprend pas. Le quatrième me dit qu’il se fournit tous les jours tous les jours tous les jours, puis m’envoie promener.
Sur internet, c’est pas clair : d’où vient le maïs ? où sont les grossistes ?
…Il est loin le temps où, quand on se baladait du côté de la forêt d’Ermenonville, en semaine, on croisait parfois au début de l’automne, des familles de Roms qui récoltaient des épis tendres dans les champs, pour les griller en ville. Du maïs, comme muguets ou violettes des bois. Le marché a changé de mains, on dirait.

Montreuil, octobre 2022

– Chaud le maïs chaud !
Ce matin il pleut et les vendeurs de maïs sont réfugiés sous les auvents des supermarchés, à l’entrée des bouches de métro. À la sortie du boulevard Paul Vaillant Couturier (PVC), un chariot de maïs partage son abri avec le vieux Gitan jovial qui de toute éternité, fait la manche sur son pliant juste à côté, dans le parfum de la boutique de viennoiseries, près de la bouche de métro : sous sa casquette, il sourit, salue les gens, rigole. Pareil dans le métro.

– Cigarettes cigarettes cigarettes !
Hier soir heure de pointe, Mairie de Montreuil à la sortie du Boulevard PVC, il y avait un peu plus de jeunes gars que d’habitude qui t’attendaient, paquets en éventail dans une main, portable dans l’autre, petite sacoche en bandoulière. Pas encore Barbès ou La Chapelle tant s’en faut, mais quand même déjà un peu.

À midi, il n’y avait encore pas grand monde. Juste un jeune vendeur de clopes. Tout à coup, comme je descendais les marches, il s’engouffre dans la bouche de métro, coince un truc dans les câbles qui courent sur la voûte, et remonte les marches quatre à quatre.
Ça m’a fait penser au dernier film des frères Dardenne, Tori et Lokita – vous l’avez-vu ?
Et aussi à un article publié récemment sur les modous – en réalité au Sénégal, on dit modou modou pour désigner un marchand ambulant – ces jeunes venus du Sénégal, de Louga plus précisément, qui vendent du crack en région parisienne.
…Combien de Tori, de Lokita, de modou modou autour de nous ici ? Eux, elles, se planquent, par définition. Entre les clopes et la dope, l’abîme très mince qui sépare la sauvette du trafic illicite.

https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/10/06/de-louga-au-senegal-a-paris-sur-la-route-du-trafic-de-crack_6144610_3224.html?random=1724862882

… Peut-être avez-vous eu la chance de voir à l’œuvre la compagnie sénégalaise SenCirk ? ( -Elle a présenté cette année en France le spectacle Ancrage, qui sera de nouveau donné en 2023).  Hé bien SenCirk a été fondée par Modou !

https://sencirk.wixsite.com/sencirk

– Oui, Modou Fata Touré, ancien talibé, enfant-mendiant des rues à Dakar, piégé dans la dahra d’un marabout maltraitant, puis devenu artiste de cirque. Rien à voir avec les modous modous : Modou, c’est simplement son nom, comme Mamadou. Il a la rage, et travaille toujours avec les talibés. Regardez-le ici dans un spectacle qui raconte son histoire, Modou vole, à Dakar, réalisé avec notre fille Isa :

Modou dans Modou vole, au Petit Ker, Dakar, juin 2016

L’autre jour, je circulais dans les rues d’en bas – les couloirs du métro, où comme ici en haut, s’installent furtivement les vendeurs à la sauvette. Les rames qu’arpentent celles et ceux qui font la manche – mais aussi, alors qu’ils sont tellement plus rares dans les rues en plein air, des artistes – tant de chanteurs, de comédiens, de musiciens. Ce jour-là, à Châtelet, on les entendait déjà de très loin.
– Tiens, je me suis dit, ils sont là aujourd’hui ! Car ce groupe est une institution. Des années qu’ils sont là, surtout ici, à Châtelet. Il s’appelle le Cabaret Slave, mais aussi Les musiciens de Lviv. Par terre, devant eux, ils ont posé un écriteau : « Contre la guerre chez nous, en UKRAINE »

à Châtelet, octobre 2022

Je suis allée sur leurs pages – et voici un échantillon de ce qu’on pouvait y lire, bien avant la guerre :
Sophia Melnyk, il y a dix ans : Pour vous dire que ce n’est pas un ensemble russe mais un ensemble ukrainien, je vous le dis parce que je les connais très bien ce sont des amis à nous. Il ne faut pas confondre la langue russe et ukrainienne. Même s’il n’y a pas la Bandoura, cela reste toujours une chanson ukrainienne traditionnelle.
Philippe Cosich, il y a 4 ans :  Mes frères, nous sommes slaves et nous ne devons pas gâcher notre âme à des querelles de village. Défendons nos valeurs slaves et ne nous laissons pas manipuler par ceux qui ont intérêt à nous diviser.
Gvodzets, il y a dix ans : Musiciens de LVIV et ensemble russe sont des termes antinomiques aujourd’hui pour diverses raisons ancestrales !
Igor Dotesenko, il y a 5 ans :  Russe ? Pourquoi pas Polonais ou même Soviétique ?? Vous ne voyez vraiment pas la différence entre LVIV et RUSSE ???

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