D’ici et d’ailleurs 69,
Houat, Hoedic, 14 juillet 2022

Comme tous les hoedicais, mon grand-père était pêcheur. Il vivait très pauvrement… le recteur lui avait dit : écoute Louis, je vais t’acheter un bateau, et il sera à toi, mais à deux conditions : la première c’est que tu m’emmènes dans mes déplacements quand j’en aurai besoin, la deuxième, c’est que tu l’appelles Salver ar bed, ce qui veut dire Sauveur du monde. D’où son surnom Jésus. Christian Viaud, né en 1924, 2017. Le Melvan, 2021
L’autre jour sur la plage sous le soleil, trois gamins plus ou moins cousins – de jeunes ados s’apostrophaient :
– Toi t’es Jésus disait le brun au tout blond, qui protestait mollement. – Moi c’est Mohammed répétait le métisse franco-sénégalais en rigolant. – Et moi c’est Dionysos clamait le brun carrément lettré – comme ça je pourrai picoler tant que je voudrai. – Mais toi, toi t’es Jésus !.. – En vérité, Jésus s’appelle Salvador.
Mon grand père Joseph est d’abord allé seul à La Turballe. On l’appelait Joseph Misère, parce qu’il y avait plusieurs Joseph Allanic sur l’île. Il faisait la saison de la sardine pour avoir un peu d’argent et logeait seul… À l’automne, il repartait sur l’île avec un chalutier qui voulait bien l’emmener. Jocelyne Allanic, née en 1948, 2017. Le Melvan, 2021
Récemment je vous parlais des migrations sur ces îles – les oiseaux, et les vacanciers, qui y atterrissent à la belle saison : à ce jour comme partout à partir du 14 juillet, la population est multipliée par dix. Mais depuis si longtemps, par ici, on vit bien d’autres migrations.
Il y a ceux qui ont dû quitter leur île pour travailler sur le continent, chassés par la misère. – Enfin, surtout à Hoëdic qui comptait 415 habitants en 1931, et 348 en 1936 : des familles entières partaient s’installer vers Nantes, les hommes, embarqués sur des navires de la Turballe, et les femmes, ouvrières dans les sardineries.
Le Melvan de l’an dernier raconte ça très bien.
Sur cet exode, plane encore la mémoire d’une sombre histoire, un véritable Titanic breton :
le 14 juin 1931, dans une tempête aussi subite que violente, le Saint Philibert, affrété par des syndicats ouvriers et des sociétés républicaines de Nantes, faisait naufrage au large de Noirmoutier, avec à son bord 500 excursionnistes, et parmi eux nombre de femmes et d’enfants.
Longtemps, on a ramassé des corps sur les rivages des deux îles, mais la plupart des défunts sont restés au fond. On racontait alors, qu’on trouvait bagues et colliers d’or dans la chair des crabes, des homards… Aussi pendant un temps, pêcheurs de crustacés comme ceux de Houat, les marins d’Hoedic ne vendirent plus leurs fruits de mer cannibales. Et aujourd’hui encore, c’est par cette fable qu’on tente de dire un innommable bien réel – le déracinement de générations entières de gars Misère. Saisonniers d’abord, puis exilés à jamais.


Au temps des guerres carnivores, c’est un peuple de cousins qui est allé périr bien loin des « cailloux » des deux îles : les Allanic et les Blanchet d’Hoëdic, les Le Gurun, Le Fur, Le Hyaric et Le Scoharnec de Houat.
… Que sont mes amis devenus ?…
À la fin des années 60, quand les vacanciers ont commencé à débarquer sur les plages – les belles filles aux seins nus, les flâneurs fumeurs de shit, avec guitares et cheveux longs ; quand les riches parisiens des beaux arrondissements ont commencé à racheter maison par maison le bourg de Houat et celui d’Hoëdic, une épidémie guère moins funeste a frappé les îles – ceux qui s’y accrochaient, ceux qui tentaient de la quitter.
Après Vanina – en haut de la falaise, une croix se souvient de ses 19 ans, sur le chemin des Béniguets – tant de jeunes, de jeunes hommes surtout, sont alors partis, morts de mort souvent violente, emportés par le désarroi d’une nouvelle génération Misère, rejoindre ceux qui jusqu’à ces dernières années, périssent encore en mer.
…Où êtes-vous, jeunes de Houat, Pierre-Yves, Bernard et Rose-Marie, Claude, Mickaël, Anthony, Bruno, Loïc et Christian, Camille, Yoann, Gildas et Jean-Marie ?…

Hier à Houat, je suis allée rendre visite aux serres, aux jardins adossés au village : un Houatais qui travaille au port cultive aussi cette terre qui autrefois faisait vivre toutes les familles. Chaque semaine, il vend ses légumes – ses clients sont les gens des résidences secondaires, surtout. Son jardin s’appelle le Jardin de Cousin.
Son associé, qui vend des jus de fruits élevés sur le continent, a voulu s’installer ici l’an dernier, avec femme et enfants : impossible. Dans les îles, même les jeunes îliens qui veulent rester y vivre ne trouvent pas à se loger, car il y a trop peu de « HLM ». Alors je ne te parle même pas des autres, de ceux qui veulent venir y vivre, y travailler…


Ici bien sûr, comme sur tout le littoral, il y a des initiatives communales plus ou moins encadrées par des règlements, plus ou moins suivies d’effet. Il y a par exemple ces habitants transformés en saisonniers : exilés non pas sur le continent, mais chassés des résidences qu’ils occupent à l’année, pour aller loger sous la tente, à la belle saison où le logement se loue tellement plus cher…
…Il y a aussi les projets alternatifs qui germent dans les têtes – îliens, saisonniers, jeunes dieux, demi-dieux, prophètes et autres campeurs…
Ô cousins…
Ô saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?
Ô saisons, ô châteaux,
J’ai fait la magique étude
Du Bonheur, que nul n’élude.
Arthur Rimbaud

