paroles, paroles, paroles…

D’ici et d’ailleurs 61,
Paris, Montreuil, 25 mars 2022

Tu vois, mon fils, même si nous ne le disions pas, mais comme te le prouvent nos vêtements et l’apparence de nos misérables personnes, quelle existence à la maison nous a valu ton exil ! 
Plutarque, Vie de Coriolan.

pas loin du grand bassin, aux Tuileries, le 24 mars

Hier, au détour de la grande allée du jardin des Tuilerie, elle a surgi soudain – sinistre, raide, monumentale.
Lourdement drapée de toile sombre, toute seule au milieu de ses comparses si blanches sur leur socle, et de leurs charmantes chorégraphies – ronds de bras et de jambes, bustes alanguis, jeux de fesses, seins allègres dans le soleil du printemps.

– Chef d’œuvre en péril dûment protégé des injures du ciel, ou surprenante intervention contemporaine ? Quoi qu’il en soit, sinistre allégorie de la forme effacée, du geste interdit, de la parole muselée. Rien qu’un sac, une capuche géante.
Sans même, dans ce panthéon païen de statuaire à l’antique, ce côté affriolant du mystère que revêtent les tristes effigies chrétiennes, autour du vendredi saint, lorsque des jupons de soie violette, des enveloppements de taffetas noir révèlent ici et là, dans l’obscurité des églises, une nudité qu’on ne saurait plus voir.

…J’ai soulevé les jupes de la prisonnière, vous pensez bien – entraperçu un sein rond, un geste auguste, mais pas le visage passablement dégradé de cette sculpture tout de même vieille de plus de 3 siècles.
…et découvert à ses pieds, merveille : son triple nom : Véturie, ou le Silence, ou Vestale.

Si « Véturie » m’a laissée perplexe, « Vestale » et « Silence » m’ont parlé d’emblée :
– Vestale? Mais oui, bien sûr : la prêtresse de la déesse du foyer, la gardienne du feu sacré !… La condamnation qui frappait cette figure de super vierge-matrone suggérait des hypothèses multiples de règlements de comptes millénaires.

– « Silence »… ? Elle en était l’incarnation au carré. Ou plutôt, dans sa figure de double négation (- car comment faire taire le silence ?), c’était un cri sans voix, un inaudible ultra-son.

– Quant à « Véturie »… là, c’était plus compliqué. Mais heureusement, vous savez bien, on pianote sur son ordi, et hop, on tombe sur l’histoire d’un sinistre individu racontée par les plus grands historiens de la Rome antique, un dénommé Coriolan, un fou furieux prêt à massacrer sa propre Cité, miraculeusement ramené à la raison par sa femme, et surtout, par sa mère, la noble, la Vertueuse Veuve Véturie.

– C’ est alors que j’ai compris que le silence dont cette Véturie est l’allégorie, c’est sans doute moins le sien, que celui qu’il nous impose. Drapée dans sa dignité, sa fureur, sa pauvreté, son chagrin, Véturie cloue le bec de son cinglé de rejeton : avant même d’ouvrir la bouche – car elle va proférer un formidable discours, tout ce qu’il y a de politique – sa silencieuse apparition a gagné la bataille.
Véturie, ou le silence efficace.
Pierre Legros le Jeune, son sculpteur, l’avait du reste bien compris : lui, le champion de la statuaire à l’éloquence bruyante, auteur de gesticulations baroques et autres effets de manche, a dressé une Véturie raide et coite, presque figée ; une super-litote en pierre.

Parc des Beaumonts, 25 mars

Cet après-midi, soleil insolent toujours, balade au parc des Beaumonts, à Montreuil. Pas de Véturie, pas de statue dans les allées, pas de silence non plus. Mais le bruit de la ville, et celui des passants.
Les plus bruyants ne sont pas ceux qui marchent à deux ou à plusieurs, mais ceux qui parlent tout seuls, à leur corps-téléphone.
Ici et là, tout de même, poussaient diverses variétés de silence.
– Le mutisme de ce gamin par exemple, seize ans peut-être, très beau, très noir, au milieu de sa bande de potes silencieux eux aussi, près d’un banc à l’entrée du parc. Il baisse la tête et courbe le dos sous la gueulante – faut que tout le monde en profite – d’un blanc costaud, la quarantaine, grands moulinets de bras à l’appui – « sur la vie de ma mère – sur la tête de mes enfants – je te dis moi si toi tu …. Là je t’éclate tu vois là je t’éclate en deux je te fracasse au sol là je… »
– Un peu plus loin, posée toute seule au milieu d’une prairie blanche de pâquerettes, une jeune fille sans téléphone, sans livre, sans rien.
– À quelques pas de là, de l’autre côté de la butte, quelques notes jouées par de jeunes faunes se déversaient doucement sur le silence du cimetière des gitans, en contre-bas.

De retour ce soir, j’ouvre mes messages : ils contiennent un lien vers ce film :

https://www.canalplus.com/decouverte/au-tableau-episode-1/h/18298159_50013

Ce sont les questions de 17 enfants de 8 à 12 ans à 4 de nos candidats aux élections présidentielles – et leurs réponses, leurs mots, postures, démonstrations et entourloupes. Le tout très cadré, très encadré par Canal +, en clair en ce moment.
– Chut! disent les enfants! il/elle arrive!
…Et il/elle entre dans la simili salle de classe, rempli de sourires et de mots…

…Les paroles paroles, paroles, paroles des uns, la parole des autres, leur silence surtout : il faut voir ce film, juste pour écouter ce silence jusqu’au bout – le quant-à-soi de ces 17 véturies-miniatures, 17 petits visages plus médusants – tout au moins je l’espère, que n’importe quelle controverse de haut vol.
Et quelques minutes avant la fin, ne pas en croire ses oreilles, devant l’ignorance assourdissante d’un homme qui nous représente auprès des plus hautes instances – le Parlement européen.

Parc des Beaumonts, 25 mars

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