D’ici et d’ailleurs 59,
Saint Honorat, le 7 mars 2022
Voici bientôt deux ans, le Président de la République déclarait « La France est en guerre ! » Le lendemain, vent de panique, confinement imminent, « exodes » massifs de citadins à la campagne.
– Ce jour-là, je commençais cette chronique : chaque jour, donner à voir des bouts de rue, de quotidien, de vie ordinaire au milieu de l’extra-ordinaire.
Je l’ai interrompue ces derniers temps – ne me demandez pas pourquoi, je ne le sais pas moi-même. Pas plus que je ne sais pourquoi je la reprends aujourd’hui.
Alors que le Président martèle « La France n’est pas en guerre ! » – tandis que la guerre fait rage, aux portes de l’Europe.
Alors que cette guerre, ces exodes semblent faire oublier toutes, tous les autres – de Syrie en Afghanistan, du Yémen à tant de pays d’Afrique ou d’ailleurs.

L’image qui motive cette chronique, je la rumine depuis deux mois. Mais voici qu’ici, aujourd’hui, elle rencontre enfin un lieu qui lui donne sens – et une raison de la partager avec vous.

Au mois de janvier, j’ai dû me rendre à plusieurs reprises dans le quartier de la Madeleine.
La Madeleine : ce temple dédié à la célébration des Armées de Napoléon – car en ces temps pas si lointains, d’Austerlitz à Iéna, la Grande Armée, la France s’emparait allègrement de l’Europe, jusqu’en Russie… Ce monument finalement « rendu au culte catholique », après la Bérézina : faute d’empire, gloire à Dieu.
La Madeleine : cet édifice forcément néo-classique – puisque nul style, sauf l’Antique, n’était (n’est ?) digne de draper seigneurs et dictateurs.
La Madeleine : au milieu des boutiques de luxe, cette église du tout-Paris, des obsèques les plus chics, des cérémonies inoubliables.
La Madeleine… on en oublierait presque – Madeleine. Oui, la femme qui lui a donné son nom.

…Hé bien cette Madeleine, voilà que des bâches géantes recouvraient ses flancs : sous le ciel d’ardoise, un azur saharien, des sables d’or, des roches mi-Tassili, mi-Monument Valley, un décor tout ce qu’il y a de cinématographique, avec en prime, des zigouigouis vaguement surréalistes – un véhicule en cartons à chapeaux, une fusée en volumes empilés… Mais voyons, bien sûr : des sacs ! des bagages ! Louis Vuitton !…
…Si elle avait survécu à tout ce bazar, Madeleine gisait dans son temple impérial, sous ce décor de rêve, comme sous les pavés, la plage.
– Marie-Madeleine, la bonne amie de Jésus ? Ou Madeleine, la putain repentie ? Ou Marie l’Égyptienne ?… Toutes les trois sans doute. Car la drôlesse est un curieux hybride, une bâtarde de l’Histoire sainte. Une blonde opulente couverte de bijoux et de parfums, métissée d’ermite noiraude, maigre et nue dans sa Thébaïde. Une pénitente débarquée de sa Palestine natale en Provence, pour aller se percher dans une grotte, un trou dans la falaise vertigineuse de la Sainte-Baume, quelque part au-dessus de Marseille…
On appelait ça un désert, à l’époque.
J’aurais gardé pour moi ce curieux ravalement de la Madeleine, à la pointe de la modernité ; cette contradiction jubilatoire : Madeleine, figure du dépouillement, de l’ascèse, du renoncement au luxe et à la luxure / versus/ La Madeleine, emblème du luxe m’as-tu-vu… Le désert de la grotte/le désert de Vuitton…
…si je n’avais pas accosté, hier – au désert.

Car je vous écris de l’île de Saint-Honorat – cette petite île, dans la baie de Cannes, juste derrière l’autre île de Lérins, Sainte Marguerite.
Et ici, au 5è siècle, les tout premiers moines d’Occident ont trouvé un lieu aussi coupé du monde, aussi affreux à leurs yeux, et donc aussi désirable que les déserts d’Égypte ou de Syrie. Et ils y sont restés.

Ici aussi on restaure, on ravale à l’identique, le monastère fortifié du 15è siècle, c’est-à-dire avant-hier à l’échelle millénaire du désert de Lérins. Les pierres neuves viennent des carrières d’Italie, les compagnons les taillent sur place.
Les moines communiquent avec les visiteurs : sur l’une des chapelles-ermitages de l’île, ils ont installé un panneau de questions-réponses – comme : « ce n’est pas trop dur de vivre sans être en couple ? Vous ne vous ennuyez jamais ? Pourquoi portez-vous un habit ?…

J’appellerais volontiers le désert le temple sans limite de notre Dieu, car celui que nous savons avec certitude habiter dans le silence, nous devons croire qu’il se réjouit de la solitude.
écrivait Eucher au 5è siècle, dans son Éloge de la solitude. Et aussi :
Sans doute dois-je vénérer tous les lieux du désert… J’ai cependant une dévotion toute particulière pour ma Lérina : elle prend dans ses bras miséricordieux les naufragés d’un monde d’orage.

J’imagine que les moines aujourd’hui, cette nuit, -demain, prient et prieront pour les victimes des guerres : ils croient en la communion des saints et en la vie éternelle. Comme celui de Madeleine, d’Eucher, d’Honorat ou d’autres fous de Dieu, leur désert n’est pas seulement ce fragment de terre au milieu de la mer, ce pan de silence entre les vignes, cette ombre sous les pins, les oliviers et les palmiers, loin du fracas du monde. Un beau désert.
…Cette histoire me ramène là où finissait ma toute première chronique, le 17 mars 2020 : trois vers de La Fontaine, cet homme du monde qui s’y connaissait, en matière de désert profane.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ?
Comme quoi, comme disait ma mémé, on ne se refait pas.
