La mer est morte

D’ici et d’ailleurs, 58
Dakar, 2 janvier 2022

La pirogue est un objet d’alliance, une construction en mouvement.
Joe Ouakam, 2015

Sur la plage de Mboro

L’autre jour, sur la plage de Soumbedioune, en plein cœur de Dakar, le soleil tapait déjà.
Un pêcheur lébou né dans les années 30 nous parlait de la pêche et des pirogues.
– La mer est morte, dit-il pour commencer.
Autour de lui, des pirogues, une multitude de pirogues.

Dans le port de Soumedioune, à Dakar

Tandis que nous l’écoutons, une grande pirogue accoste, puis une autre. Des hommes qui les attendent sur le rivage, aident à les hisser sur le sable. C’est un travail très dur. Les hommes chantent et crient pour soutenir leur effort. Ils recevront une part de la pêche en rétribution.
– Autrefois, là où il y avait quinze pirogues, poursuit le vieux pêcheur, il y en a cent aujourd’hui, il y en a mille.

Sur la plage de Mboro

La mer est surexploitée, les espèces se raréfient, et il faut aller de plus en plus loin pour trouver du poisson.
Mais le pire, ce sont les accords passés par l’État sénégalais avec les gros navires étrangers, la pêche industrielle, les pratiques illicites. Le ratissage des fonds. Comme si la pollution généralisée ne suffisait pas à détruire les ressources de la mer. La pêche artisanale est en péril. Elle qui faisait vivre depuis toujours, les peuples du littoral. Les Lébous de Dakar, de Mboro ou d’ailleurs, mais aussi des Sérères, des Peuls, des Diolas, et bien d’autres.

À consulter à ce sujet : le blog de Greenpeace, 23 mars 2021, par Cheikh Bamba Ndao. https://www.greenpeace.org/africa/fr/les-blogs/13337/senegal-peche-industrielle-et-peche-artisanale-limpossible-cohabitation/
Et aussi, en amont :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/10/09/greenpeace-accusent-des-navires-chinois-de-peche-illicite-au-large-du-senegal_6055375_3212.htm

Sur la plage de Yoff Tonghor, à Dakar

Sauveur du Monde, Noël est venu, mais on ne t’a pas vu débarquer sur ces rives.  Il y a du boulot pour toi ici pourtant. Tandis que quelques embarcations emportent des hommes vers une mer sarcophage, ou le destin incertain de l’émigration – les pirogues ne suffisent plus à nourrir ceux qui les ont construites, qui les aiment, les entretiennent, et les transmettent à leurs enfants.

Génies du littoral, les pêcheurs pactisent ici avec vous depuis des siècles : ils savent quels jours vous leur permettez de partir en mer, et quels jours ils doivent la laisser en repos, quel jour la pêche sera bonne, ou la mer méchante. – Quel sort jetterez-vous, pour anéantir ces empêcheurs de pêcher en rond ? Quels bienfaits ferez-vous pleuvoir sur ces familles qui vivent sur votre territoire, du pêcheur à la mareyeuse ; du charpentier, qui choisit avec soin l’arbre le plus pur, le plus dur, pour les coques des pirogues, en accord avec vos Frères des forêts, au peintre qui décore les flancs des barques de fiers emblèmes, de noms honorables et d’invocations protectrices ?…

…Je ne sais pas ce que feront les divinités présentes en si grand nombre sur les rivages de ce pays. Mais je peux vous dire que quelques jeunes d’ici et d’ailleurs – de Mboro, une ville au nord de Dakar, et des Franciliens du 93 qui sont venus ces jours-ci travailler avec eux, grâce à l’association Alter Natives, ont la ferme intention de faire entendre la voix des pêcheurs et le chant des pirogues. Ils ont écouté les Anciens, leurs chants, leurs histoires. Ils ont découvert leurs savoir-faire. Comment partir et accoster, s’orienter, naviguer, appâter, s’ancrer – les façons de pêcher, les dangers de la mer aussi.

Mais ce qui les a le plus touchés, c’est l’amour des pêcheurs pour leurs pirogues, les rites, les croyances qui les entourent – ce que nous appelons pompeusement leur « patrimoine immatériel » – en vérité, une spiritualité si sensible, si incarnée.
Ensemble, ces jeunes préparent un film. Je vous en donnerai des nouvelles.

On oublie que la Collectivité léboue était une République bien avant la France. On oublie qu’elle était démocratique, ouverte au monde et généreuse… 
Abdou Khadre Gaye, président de l’Entente des mouvements Associatifs pour le Développement (EMAD), 2012, cité par Isabelle Wurm Sidibé, Le littoral dakarois, lieu de production identitaire,
http://www.theses.fr/2016USPCC268

Sur la plage de Yoff Tonghor

Le 31 mai 1931, débarquait sur ces rivages une troupe de curieux voyageurs : l’Assemblée Nationale venait de voter à l’unanimité le budget pharaonique qui permettait à Marcel Griaule et à son équipe de réaliser leur projet – une gigantesque collecte ethnographique, linguistique, zoologique et botanique, au service de l’empire colonial français. Car comme le rappellent les Instructions sommaires rédigées par le chef de la Mission, « non seulement l’ethnographie est précieuse à l’étude… de l’homme moderne, elle apporte aux méthodes de colonisation une contribution indispensable… conduisant à une exploitation plus rationnelle des richesses naturelles. »
Pendant deux ans, de Dakar à Djibouti, la Mission allait prélever plus de 3500 objets. Remplir les réserves du musée qui deviendrait le musée de l’Homme, puis le musée du Quai Branly.
À Dakar même, l’équipe n’est pas restée bien longtemps ; juste le temps nécessaire à l’organisation du premier parcours, avant de rejoindre le train qui, d’une halte à l’autre, l’emmènerait à Bamako ; et de collecter quelques objets.

– Et devinez ce que la Mission a acheté, à Dakar ?
– Une pirogue, bien sûr. Une pirogue de pêche de 7 mètres, avec tout son attirail – voile, vergues, amulette de protection, cordages, nasse et fil à pêche… à un pêcheur lébou de la rue Félix Faure, « la rue de Dieu » comme dit l’écrivaine Ken Bugul, en plein centre-ville.

J’ai bien l’impression qu’on tourne dans un cercle vicieux : on pille des Nègres, sous prétexte d’apprendre aux gens à les connaître et les aimer, c’est-à-dire, en fin de compte, à former d’autres ethnographes qui iront eux aussi les « aimer » et les piller. 
Michel Leiris, Secrétaire-archiviste de la Mission Dakar-Djibouti, Lettre à sa femme, 19 septembre 1931

Sur la plage de Yoff Tonghor

Voici bien longtemps que les pêcheurs ici ont abandonné la navigation à voile. Mais sur la plage de Soumbédioune, le vieux pêcheur nous a fait un très beau cadeau : il a monté la voile d’une pirogue identique à celle achetée ici en 1931.

Sur la plage de Soumbedioune

Et ce matin dans la lagune de La Somone, une réserve naturelle, des hommes pêchaient à la nasse, debout au bord du rivage : à chaque coup, ils ramenaient plein de poissons, encore et encore, que les enfants fourraient dans de grands sacs. On aurait dit une pêche miraculeuse.

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