rats de ville, rats des champs

D’ici et d’ailleurs, 53
Lézinnes, mercredi 8 septembre 2021

Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile
À des reliefs d’ortolans

Jean de La Fontaine.  

Ces derniers-temps, parait-il, nombre de Rats de ville se sont invités chez les Rats des champs. Discrètement, il faut croire. Car apparemment, ils ne quittent guère les garde-mangers de leurs résidences secondaires, les terriers de leurs jardins. On ne les voit ni dans les champs – les moissons sont achevées depuis longtemps, il n’y a plus que des tournesols cramés, qui attendent d’être coupés – ni dans les prés où s’engraissent les veaux. Ni dans les rues du village (660 habitants), désertes comme d’habitude.

Car ici, sauf aux abords des commerces (une pharmacie, deux boulangeries, deux coiffeurs, une supérette, et à l’extérieur du bled, un routier), auxquels tout le monde ou presque se rend en voiture – on ne voit personne. Jamais. Même pas à la baignade, en bas du village, dans l’eau délicieuse de l’ Armançon. « Baignade interdite », dit un panneau, et juste à côté, « Baignade non surveillée ». Comprenne qui pourra.

– Ah, si ! parfois, un mariage, un baptême ou un enterrement rassemble, sur la place de l’église, grande affluence de véhicules. Rats des champs des environs, et parfois même, Rats de ville à foison. Samedi dernier, il y avait mariage – gros mariage ! La fille du chef de l’entreprise d’électricité installée ici depuis toujours. 300 personnes au vin d’honneur paraît-il, plus de 160 au dîner !
Sur le pas de notre porte, devant l’église, on a écouté sonner les cors de chasse.
– ça, c’est quelque chose ! m’a fait remarquer un monsieur de la noce. Le marié est chasseur, son beau-père aussi.

À part ça… la mairie, l’école, et un bureau de poste quand même. Plus de médecin depuis des années. Plus d’usine de ciment Lafarge. Plus de bistrot depuis si longtemps. Des artisans invisibles, des agriculteurs invisibles, ou juchés sur leurs machines énormes. Des retraités. Des gens qui vont bosser dans le bourg d’à côté (- dans ma chronique du 11 août 2020, « petite cité de caractère », je vous en parlais justement…)

Le jour, la nuit, silence partout. Enfin parfois, la basse continue de la ventilation des stocks de grains, dans la ferme voisine. Au loin, selon le vent, la rumeur de la route qui n’est plus nationale depuis un bail. Et selon le vent aussi, le passage des trains sur la glorieuse ligne PLM, qui depuis si longtemps ne s’arrêtent plus à la gare désaffectée.
Et depuis la rentrée, à midi, la volée de moineaux des gosses de la cantine, derrière le mur de notre jardin.
Sinon, les hirondelles le jour, les chouettes effraies dans le clocher, la nuit… Le soir, les chauve-souris : elles chassent, mais en silence.

Nous autres Rats des champs (- je dis nous, parce que le nom de mon grand-père est gravé dans la pierre du monument de 14-18, en haut de la rue), n’avons donc pas eu besoin de virus pour jouir de l’absolue quiétude d’un confinement généralisé. Chauves-souris et rats des champs, tous parents.

Rien ne manquait au festin;  
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.
À la porte de la salle
Ils entendirent du bruit :
Le Rat de ville détale;
Son camarade le suit.

Cet été, j’ai fait quelques aller-retours d’ici à Montreuil : 200 km. Aussi loin que Dakar, Marseille ou Berlin. À la gare de Bercy, déjà, Rats de ville par milliers. On grouille, on se grouille dans le métro.  À Montreuil, terrasses – cinéma – théâtres – aires de jeux – bus – poussettes – vélos. Les gens, les boutiques, les… Aux murs, les affiches, les tags, et sous nos fenêtres, cet été, les manifs – celles des sans-papiers, celles des zapatistes, celles…

…Pas loin de Montreuil, j’ai fait un saut à Saint Denis : juste à côté de la Basilique, il y avait chaque soir, pendant des semaines, l’extraordinaire installation-projection de films réalisée par notre amie Claire Doutriaux (ARTE), qui a travaillé deux ans avec les habitants et leurs objets :


…Chez les Rats de ville, les gens, fêtes et trouble-fêtes ne manquent pas. Pourtant, rien de plus simple que de ne pas les voir, pas les entendre : Montreuil est remplie de terriers, et on ne s’en plaint pas forcément.

Et le citadin de dire :
Achevons tout notre rôt.
— C’est assez, dit le rustique; 
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n’est pas que je me pique  
De tous vos festins de Roi ;
Mais rien ne vient m’interrompre :
Je mange tout à loisir.
Adieu donc; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.

Chez les Rats des champs (je parle de ceux de ce village)…. Hé bien c’est la même chose. Seulement, ça ne se voit pas, ne s’entend pas. Si on ne vit pas ici à l’année, pas facile de repérer ceux que les bruits du monde alertent, ou dérangent – car ici comme partout, il y a parfois de quoi détaler vite fait! Mais je vous raconterai ça, une autre fois.
…En attendant – solidarité de Rat des champs de temps-en-temps sur le qui-vive, avec ce village qui pendant des générations, a vécu de la cimenterie Lafarge… je vous transmets cette info inaudible dans le vacarme de l’actualité, mais si édifiante pourtant. Et toute fraîche, regardez : le papier est daté d’hier.

https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2021/09/07/lafarge-en-syrie-la-cour-de-cassation-invalide-l-annulation-des-poursuites-pour-complicite-de-crimes-contre-l-humanite-en-syrie_6093747_1653578.html

Rats des champs, encore : ici, il y en a même qui fraternisent tout à loisir avec des Rats de ville. Et s’entendent pour interrompre, de concert, leurs festins. Voire, pour déranger la digestion des voisins. En sourdine, bien sûr.
…On n’était pas des foules hier soir, au cinéma-théâtre de Tonnerre, mais le public était enthousiaste. Il faut dire que le spectacle NOS FILMS était épatant – en clôture d’une résidence de la compagnie Barbès 35, qui a travaillé ici pendant quatre ans.

http://www.compagniebarbes35.com/

Sinon, que vous dire ? Les hirondelles se rassemblent. Il va bientôt falloir les attendre – ou traverser mers et océans pour les suivre…

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