D’ici et d’ailleurs, 50
Ile de Houat,
14 juillet 2021.
Voici le soleil ! voici les beaux jours ! voici les vacances !
Pouf et Noiraud partent joyeusement camper.
– Arrêtons-nous dans ce champ, crie Noiraud !
P. Probst, Pouf et Noiraud campeurs, 1954

Alors que des milliers de réfugiés et de migrants bivouaquent dans des aires insalubres, abritent leurs igloos sous les ponts du périphérique, ou s’installent Place de la République pour exiger un hébergement décent,
que des collectifs, des associations depuis des années réclament des réquisitions, une politique d’accueil digne de ce nom,
que des centaines de milliers de personnes déplacées de par le monde survivent ou pas dans des camps de fortune, des hébergements innommables,
tandis que ce qui reste des peuples nomades qui ont résisté aux répressions et à la sédentarisation, déplacent tant bien que mal leurs campements de pâturage en pâturage et de banlieues en no-man’s land,
une poignée de sédentaires dûment pourvus d’un domicile fixe, d’un véhicule, d’un compte en banque et d’une carte d’identité, viennent depuis une dizaine de jours s’installer ici, sous la tente, dans cette « aire d’accueil » dont je vous ai parlé dernièrement.

Hier vide, ce vrai-faux camping s’est rempli ces jours-ci : il pleut, il vente, mais l’école est finie et c’est déjà le week-end du 14 juillet.
Pour quelques irréductibles du reste, peu importe la météo et le monde comme il va : quoi qu’il arrive, chaque année, ils plantent leur tente ici, au même endroit si possible – il n’y a pas plus sédentaire, pas plus maniaque qu’un campeur « houatais ». On me dit que c’est partout la même chose, et j’ai du mal à le croire. Ici, c’est à un certain point de vue sur le paysage qu’on est attaché.
Et puis il y a les autres – des habitués moins intégristes, des nouveaux venus qui ne s’étonnent de rien, et ceux qui débarquent, médusés :
– Mais…il n’y a que des tentes !??… s’exclamait hier l’un deux. Hé oui. Et c’est tant mieux. Les « sanitaires » (quelques robinets, des bacs, et des WC) sont à 50 ou 500 mètres. Pour les douches, c’est bien plus loin.


…Agencé de façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois…
…cet objet est en somme des plus sympathiques – sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement.
F. Ponge, Le cageot.




Les premiers à s’installer sont les Seigneurs du lieu, les seuls à jouir encore d’espaces non quadrillés, situés là où je rêve de planter ma tente – juste au-dessus d’une crique de la côte sauvage, dans le bruit du ressac, en stéréo : les jeunes saisonniers, qui rangent soigneusement leurs déchets dans des cageots. Leur ingénieux bivouac vaut le coup d’œil. Voire, le détour.


Ensuite, il y a ceux qui arrivent par smalas entières, et qui installent un campement moins fastueux que celui de l’émir Abd el Kader, mais presque aussi rigoureusement distribué, autour d’un patriarche ou d’une mamma, nantis d’un mobilier-palettes à faire pâlir les designers d’Ikea.
Car la matière première, la plus recherchée, ici, c’est la palette. Le parent noble du cageot ( – n’en déplaise à Francis Ponge, cageots et palettes servent ici à tout, un très grand nombre de fois.) Moins souvent combustible que le cageot – seuls les jeunes du village ou du camping en font des feux de plage, la nuit – la palette est souvent utilisée telle que, pour ses surfaces plus ou moins jointives, mais planes, sa stabilité, son esthétique parfaitement raccord avec les ganivelles et les piquets.


Il y a les solitaires à tente minuscule, qui tentent en vain de faire chauffer de l’eau, un livre à la main, entre les graminées,
Les solitaires à grande tente qu’on devine impeccablement organisée, et les petites familles tassées dans de petites tentes, qu’on imagine bourrées à craquer
Il y a les petits jeunes qui débarquent avec les vieilles tentes pourries de leurs parents, qui s’arc-boutent bravement dans le vent mauvais,
Les petits jeunes qui s’agglutinent en grappes serrées sur un emplacement unique avec leurs petites boîtes à musique, entourés de débris épars et de canettes vides, qui palabrent et picolent interminablement, la nuit tombée.
Il y a les artistes, qui plantent des totems, des banderoles devant leurs tentes,
les High-tech, dont le matériel plutôt plastique-métal est soigneusement rangé autour de leurs maisons de toile,
il y a les bucoliques, qui vivent au ras du sol, et jouissent de l’espace ouvert devant eux – juste les ajoncs, la lande où passe encore parfois, très digne, un faisan – et à quelques mètres derrière, l’océan et ses îles, Hoëdic à gauche, l’île aux chevaux en face, Belle-île à droite…


…Nous voici tous aux prises avec le nouveau règlement – un terrain quadrillé par de modestes mais pernicieux poteaux (les gosses se prennent les pieds dedans) qui délimitent des emplacements hier encore inimaginables. Premier bilan :
– c’en est fini des formes naturelles, cercles, madrépores, et autres floraisons de toiles : le striage de l’espace impose de bienvenus éloignements, d’agaçantes proximités, d’étranges alignements
– invisibles, les « chemins » le sont néanmoins chaque jour davantage – bon courage aux pompiers, censés pouvoir circuler à angles droits autour et au milieu des tentes !
– les tarifs, les règles sont de plus en plus opaques (quels espaces attribuer à qui, quand, pourquoi, et à quel prix…), personne n’y comprend rien
– les grands chiens, les petits, les blancs, les noirs et les chienchiens s’en contrefoutent : leur territoire était, et reste très œcuménique
Conversation entendue hier matin, devant les sanitaires (deux vieux habitués) :
– T’en penses quoi toi des poteaux ? Tu crois pas qu’il y a des gens qui vont finir par les retirer ?
– c’est déjà fait.
Une troisième : – à Hoëdic aussi ils ont des poteaux. Partout il y en a.
– oui mais là-bas c’est un vrai camping. Pas comme ici.




Sur le chemin d’En Tal, un panneau indique la direction du Balagan, « Bar et oasis » : c’est une vaste tente simili-berbère, dressée près du Fort, tout au bout de l’île, avec des tapis sur le sable, mais des tables hautes et des chaises de bistrot.
Il y a aussi le luxueux et très zen « camping insolite » de La Boîte à poissons : quelques « tipis » immaculés sur la lande. Ici parfois, même les maisons miment les tentes…
Quant à notre vrai-faux-camping, d’année en année, il accueille davantage de « tipis » : créés d’après un modèle américain inspiré des tentes indiennes, ils n’en ont que l’apparence : au lieu d’un faisceau autour d’un feu, c’est un mât qui les supporte, au centre…

– Regarde, ami Sancho ; voilà devant nous au moins trente démesurés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie à tous tant qu’ils sont…
– Prenez donc garde, répliqua Sancho ; ce que nous voyons là-bas ne sont pas des géants, mais des moulins à vent…
M. de Cervantes, Don Quichotte, trad. L. Viardot
Le 5 juillet, le ciel était noir vers le soir, les vents forts, la pluie battante. Le camping était presque vide : tout le monde était averti de la tempête prochaine. Les gendarmes sont venus sur l’aire d’accueil inviter ceux qui le souhaitaient à aller se réfugier au foyer du village, qui s’est vite rempli. Tentes affalées, ou déchirées, campeurs décampés.
Toute la nuit, des vents de Sud- Sud-ouest ont soufflé, avec des rafales de 110 km/h. Et 140 à Ouessant, il paraît.
…Mais… il y a du Don Quichotte là-dedans ! m’écrivait par SMS une amie à qui j’envoyais une image de notre campement, le lendemain
-…Ah bon… ?
…Sur l’île longtemps rurale, avant l’époque de la pêche, il y a deux moulins à vent sans bras. L’un, transformé en résidence secondaire, l’autre, à demi ruiné. Et parfois, des tempêtes géantes, bien réelles. – Pour quelle Dulcinée, quelques campeurs viennent-ils ici les braver ?…
Ici, on est plutôt Sancho. Pas tellement Chevalier fou. On sait bien qu’on ne campe plus à Houat comme au temps de Pouf et Noiraud.
On vient ici pour y vivre encore et encore, devant la mer, dans un champs pas encore transformé en gazon, sans réverbères, sans allées goudronnées, sans bagnoles. Au contact des éléments. Au milieu des lapins, des oiseaux et des mulots. Pour habiter le paysage.

Ce soir, pas de feu d’artifice ni de bal sur le port – la municipalité ne transige pas avec les mesures anti-covid (- pendant le premier confinement, les Houatais ne pouvaient pas quitter l’île) – mais un bal dans les dunes, au Balagan. On dit qu’il y aura du musette et du disco.
…Au revoir, petits amis des champs,
Au revoir, petits amis des bois,
Nous reviendrons une autre fois !
Pouf et Noiraud campeurs.
