walk-over

d’ici et d’ailleurs, 42
Montreuil,
20 avril 2021

BOTARD (à Dudard). – Non, monsieur Dudard, je ne nie pas l’évidence rhinocérique. Je ne l’ai jamais niée.
DUDARD. – Vous êtes de mauvaise foi.
DAISY. – Ah oui ! vous êtes de mauvaise foi.
BOTARD. – Je répète que je ne l’ai jamais niée. Je tenais simplement à savoir jusqu’où cela pouvait aller. Mais moi, je sais à quoi m’en tenir. Je ne constate pas seulement le phénomène. Je le comprends, et je l’explique. Du moins, je pourrais l’expliquer si…
Eugène Ionesco, Le rhinocéros.

rue de Rosny, 15 avril

Rue de Rosny, quelqu’un avait peint un visage de femme aux grands yeux sur la porte d’une maison condamnée. C’était bien avant le premier confinement.
Passant par là la semaine dernière, j’ai trouvé ce visage changé : il portait comme un masque rouge et noir. Sous ses yeux quelqu’un avait peint deux lettres, ou un sigle : WO. 
– qu’est-ce que ça veut dire, WO ?
…en allemand (« Wo bist du ? » – « Où es-tu ? ») – WO ça veut dire – OÙ.
… pour ma part j’aurais un peu tendance à lire « WHO » – et même peut-être « WHO ?… » (- qui es-tu, derrière ton masque ? qui es-tu, qui suis-je, où vais-je… où courir ? où ne pas courir ?…)

Il paraît que WO ça veut dire aussi WALK-OVER – marche-dessus – ?…
Et je découvre, dans le dictionnaire cnrtl, que ça signifie « Course dans laquelle il ne reste qu’un seul cheval, par suite du forfait de tous les autres engagés. »
C’est donc un terme d’équitation, qui désigne « une course où, en l’absence de concurrents, il suffit au gagnant de faire le parcours en marchant ». Pas besoin de galoper alors, ni même de trotter : c’est couru d’avance.

En walkant-over les rues du quartier, au troisième ou quatrième acte de la pièce commencée il y a un peu plus d’un an, on dirait que tout, enfin que rien n’a changé. Plus de banderoles aux fenêtres pour défendre l’hôpital public, plus de « merci » avec des cœurs sur les portes, plus de tags de circonstance sur les murs, plus personne aux balcons pour remercier les soignants – mais tous autant que nous sommes dans le 93, toujours champions de France de la Pandémie, nous remplissons encore les hôpitaux. Et bien sûr, tous masqués. Abritant, chacun chacune, nos secrètes métamorphoses.

Variants, vaccins… couvre-feu, confinement, demi-confinement… dans notre entourage, comme dans le vôtre sans doute, il n’y a que monsieur Botard qui prétende y comprendre quelque chose. Et pas grand-monde à respecter toutes les consignes : on n’est seul ni dans les rues ni dans le métro après 19h, ni dans les trains qui parcourent la France.

rue de Rosny, 15 avril

Les peintures murales : il y en a qui sont recouvertes par d’autres, comme les fresques millénaires du Tassili ; il y en a qui disparaissent, par décision municipale ou toute autre raison ; d’autres encore, qui durent des années, vieillissent doucement, comme cette énigmatique fresque aux fauves, à l’entrée de la rue Saint Antoine : « Cela semble toujours impossible jusqu’à » – Quoi ? Jusqu’à quoi ?

DAISY. – Voilà les pompiers !
BOTARD. – Il faudra que ça change, ça ne se passera pas comme cela.
DUDARD. – Il n’y a aucune signification à cela, monsieur Botard. Les rhinocéros existent, c’est tout. Ça ne veut rien dire d’autre.

Walk-over : ici, à tous les coups on gagne. Car malgré la pandémie qui met la vie en sourdine, malgré la résignation (le covid existe, c’est tout, ça ne veut rien dire d’autre) – comme dit la chanson, ya tant ya tant ya tant de (petites) choses à voir (et pas que sur les grands boulevards).

Les devantures des magasins d’alimentation qui depuis deux semaines, comme chaque année, présentent de somptueux plateaux de dattes et de pâtisseries multicolores, par exemple.

La Grande mosquée de Montreuil, 15 avril

Ramadan à bas bruit cette année encore. N’empêche que la veille du 13 avril, la rue de Paris était embouteillée : grande presse devant les boucheries halal. Que des hommes – car ce sont les hommes qui achètent la viande. On imagine les femmes pendant ce temps dans leurs cuisines, au milieu de montagnes de farine, d’amandes, de miel… À la porte de la Grande Mosquée de Montreuil Masjid Al Oumma, une affiche informe : « Au vu des circonstances actuelles nous sommes contraints de réduire la capacité de votre mosquée ce qui ne nous permet pas d’accueillir nos sœurs et enfants dans de bonnes conditions. »

DUDARD. – Il reste l’hypothèse de l’épidémie. C’est comme la grippe. Ça s’est déjà vu des épidémies.
BÉRENGER. – Elles n’ont jamais ressemblé à celle-ci. Et si ça venait des colonies ?

Et puis dimanche dernier, autour de la place de la Mairie, il y avait Place libre : plein de manifs et de spectacles de rues : L’Art est public, Le Covid les salles jouons dans la rue, L’Art Évolution, Astral zen et calme… La loge des artistes était juste à côté, dans la maison des Baba-Yagas, rue de la Convention.
Juste devant, s’entraînait un petit cheval en jupette.

Un peu plus tard, parmi tous les numéros, il y avait celui d’une clowne, mi-canasson, mi-cavalière, avec une tête de République qui a pris un vieux coup sur la tronche. Tours de piste au trot, au galop… et walk-over, forcément : zéro concurrent dans le public. Et pas l’ombre d’un rhinocéros.

le cheval de Camille Derijard à l’entraînement

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