d’ici et d’ailleurs, 37
Banyuls de la marenda (frontière espagnole), 26 février 2021
Confinement, frontière : suite de la chronique 35 (19 février)

Siset, que no veus l’estaca
On estem tots lligats ?
Si no podem desfer-nos es
Mai no podrem caminar !
Siset, ne vois-tu pas le pieu
Où nous sommes tous attachés ?
Si nous ne pouvons nous en défaire
Jamais nous ne pourrons nous échapper !
LLuis LLach, L’Estaca
De Banyuls « sur mer » (rien à voir avec « de la marenda », des marais, son nom originel), on monte volontiers jusqu’au col de Banyuls, par une petite route qui vous mène doucement en Espagne, par exemple à l’ancienne abbaye de Sant Quirze, au milieu d’une vaste prairie, entre les montagnes. De là-haut, du nord au sud et d’est en ouest, on embrasse tout le pays catalan, qui n’a que faire de la frontière franco-espagnole, qu’on franchit insensiblement.
Plus maintenant.
De gros blocs de béton barrent le passage.
…Depuis les déclarations d’E. Macron au Boulou et au Perthuis le 5 novembre dernier, la « lutte anti-terroriste » est renforcée par ici : « Nous avons décidé… de doubler les forces qui seront déployées aux frontières… pour lutter contre l’immigration clandestine… Je suis favorable à ce que nous refondions en profondeur l’espace Schengen. »
Forces Sentinelle là-bas, dans la chapelle Saint Sébastien de Castellar, au seuil de l’Italie – blocus ici, sur le chemin de Saint Jacques : notre mer du milieu des terres est bien confinée.
Sur le bitume du col de Banyuls, on a écrit « No pasaràn : c’est pour les fachos ! pas pour les migrants-e-s ! »
Actuellement, par décision préfectorale, 5 routes transfrontalières sont coupées dans le département. Elles rompent le flux d’échanges locaux quotidiens. L’immigration clandestine, elle, et le trafic de drogue n’ont jamais eu besoin de routes carrossables pour franchir la frontière.
Dans cette terre de Retirada, ce pays où on appelle « Évadés de France », les Résistants de la première heure, on passe toujours à pied, et dans les deux sens.
Après avoir grimpé les collines verdoyantes qui s’allongeaient en pente douce vers la mer, notre sentier devenait parallèle à la route des crêtes « officielle » aisément praticable. Notre chemin, la route de Lister – empruntée de temps immémorial par les contrebandiers – était en contrebas de la route…
Lisa Fittko, Le chemin de Walter Benjamin
Ici, l’homme des Passages, le penseur passeur a donné son nom au chemin par lequel tant et tant sont passés après lui, pour sauver leur vie : il part de Puig del Mas, juste en face du Mas d’où je vous écris, et conduit jusqu’à Portbou, de l’autre côté de la frontière. Le 25 septembre 1940, Walter Benjamin est passé de l’autre côté. C’est Lisa Fittko, une Résistante berlinoise, qui l’a guidé, avant de refaire le chemin avec d’autres exilés.
Elle raconte cette histoire, et bien d’autres, dans Le chemin de Walter Benjamin – merci Madeleine de me l’avoir fait connaître – et pour de nombreuses précisions !
Ce livre vient de recevoir le Prix spécial Walter Benjamin.
https://prixwb.hypotheses.org/
Si estirem tots, ella caurà
I molt de temps no pot durar
Segur que tomba, tomba, tomba
Ben corcada deus ser ja.
Si tu l’estires fort per acqui
I jo l’estiro fort per alla
Segur que tomba, tomba, tomba,
I ens podrem alliberar.
À Portbou, sur le rivage, un couloir en acier corten vous invite à descendre jusqu’à un rectangle de lumière, tout au bout, tout en bas : une paroi de verre, au dessus de la mer tourbillonnante, à pic. Cette œuvre de Dani Karavan s’appelle Passages.
C’est là que Walter Benjamin s’est donné la mort, le lendemain de son arrivée. La police espagnole venait de lui annoncer qu’elle devait le ramener en France.
Si nous tirons tous, il tombera.
Cela ne peut durer plus longtemps
C’est sûr il tombera, tombera, tombera
Bien vermoulu il doit être déjà.
Si tu le tires fort par ici
Et que je le tire fort par là
C’est sûr il tombera, tombera, tombera
Et nous pourrons nous libérer.



