d’ici et d’ailleurs, 20
Montreuil, samedi 14 novembre 2020
Le comte – …Je me désole depuis midi ; j’ai fait quatre visites sans trouver personne. Je devais dîner quelque part ; je me suis excusé sans raison. Il n’y a pas un spectacle ce soir. Je suis sorti par un temps glacé ; je n’ai vu que des nez rouges et des joues violettes. Je ne sais que faire, je suis bête comme un feuilleton.
La marquise – Je suis plus que de votre avis. Il me semble que mon ennui me vient moins de l’air du dehors, tout froid qu’il est, que de celui que les autres respirent. C’est peut-être que nous vieillissons
….Fermez donc cette porte… Il vient un vent horrible.
Alfred de Musset, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, 1848
L’autre soir, le dernier avant le « reconfinement », la plus grande queue de la rue de l’église, c’était devant le coiffeur pour hommes. Il allait fermer son volet. Pour combien de temps ?
La guinguette a fermé ses volets.
Les joyeux triolets
De l’accordéon fusent.
On voit, comme sur un écran
Des profils inquiétants
Dont les ombres s’amusent…
Depuis, il y a les commerces qui restent ouverts. Grand succès pour l’archiboucher chic et cher, et pour le bureau de tabac, juste en face : mêmes files d’attente. Viande et cigarettes, commerces essentiels. Idem pour les autres commerces de bouche de cette rue des bobos : produits chers ou hors de prix. Produits bio.
De l’autre côté de la place, le centre commercial est vide et glacé. Tout se passe au sous-sol, dans la grande surface, trop chère aussi pour la plupart des gens. Au printemps dernier, il fallait faire la queue plus d’une heure pour y entrer. Aujourd’hui, on y accède sans attendre. Mais un quart des rayons est bouclé. Et Lidl, c’est pas la porte à côté. Heureusement, il y a le marché.
La marquise – C’est effrayant. Mais fermez donc la porte ; vous ne pouvez pas sortir de ce temps-là. Qu’est-ce qui peut produire une chose pareille ?
La plupart des portes, à dire vrai, ne sont ici ni ouvertes, ni fermées.
Elles sont entr’ouvertes.
Il y a ceux qui baissent le volet à demi, pour signifier : Entrez-donc ! On vous attend. Téléphonez-nous. Alors sur le seuil, on vient chercher sa BD, son colis, son plat cuisiné. Son vin préféré chez le caviste.
On peut aussi acheter plein de trucs soi-disant inessentiels juste comme ça, sur le pas de la porte, sans prévenir. Un cadeau d’anniversaire à la librairie pour enfants par exemple.
Il y a ceux qui rusent : – On est ouvert, dit le Japonais – qui fait bien sûr de la vente à emporter comme tout le monde. – On est entr’ouvert, dit le volet mi-baissé du marchand de bières et vinyles, en fait complètement fermé pour travaux.
On est fermé, mais on reste ouvert, dit la boutique africaine de vêtements cousus-main : couturier-scénographe, Georges Lawson a baissé un volet, et remonté l’autre ; déshabillé ses mannequins ; exposé les seules pièces exposables de sa collection – les masques. Sa machine à coudre trépide. Les colis s’empilent. On le consulte comme de l’autre côté de la rue, le dentiste.
Sur la place de la mairie, la Bibliothèque éphémère est entr’ouverte, elle aussi : on peut y commander des livres, ou bien y retirer un paquet surprise, une sélection dans un petit sac en papier kraft.
La guinguette a fermé ses volets.
Le même son inquiet
De l’accordéon glace.
…On voudrait bien voir
Et savoir.
Ouis, mais…
La guinguette a fermé ses volets.
On est fermé et on en crève alors aidez-nous à rester entr’ouverts disent d’autres commerçants du quartier. Le Mojo d’ordinaire si sonore – musique à fond dès le matin – s’époumone désormais en silence. Mobilisation générale des cartes, vitrines et panneaux géants.
L’éclairage municipal semble avoir pris le parti des portes entr’ouvertes. Depuis une semaine déjà, des guirlandes lumineuses on été accrochées rue de l’église – mais aux deux bouts de la rue seulement, cette année. Et puis, on ne les allume pas encore. Noël normand : pt’êt ben qu’oui, pt’êt ben qu’non.
« Les messes durant le confinement ne sont plus possibles – soyons unis dans la prière et dans la solidarité » dit la paroisse au bout de la rue : l’église est fermée, mais si on veut, on peut se faire rappeler par un prêtre.
Click and collect. Commerces essentiels. Commerces inessentiels. Communication virtuelle. Communion des Saints.
Le soir, ici et là derrière les devantures, on voit – comme sur un écran – des profils inquiétants – dont les ombres s’amusent – ou pas.
La marquise – Je vais vous dire deux proverbes : le premier, c’est qu’il n’y a rien de tel que de s’entendre….
Voici mon second proverbe : c’est qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Or, voilà trois quarts d’heure que celle-ci, grâce à vous, n’est ni l’un ni l’autre, et cette chambre est parfaitement gelée.
Sur la place, le Nouveau théâtre de Montreuil est fermé. – Fermé-fermé ? Hier Mathieu Bauer, le directeur du théâtre, nous a écrit une lettre intitulée Non essentiel et pourtant : « C’est avec une profonde tristesse que nous annulons la 8è édition du festival Mesure pour Mesure dans son intégralité, avant même de savoir si nous pourrons reprendre en décembre. » Il ajoute : « nous avons heureusement l’autorisation d’accueillir des équipes et nombreux sont les artistes qui sur nos plateaux répètent avec passion. » Et ce matin, Le Montreuillois publiait la lettre de la montreuilloise Ariane Ascaride, adressée au président le lendemain de sa dernière allocution – il n’avait pas prononcé le mot « culture. »
Sur le mur du théâtre, une affichette : fermé-fermé, Marmoe, le festival des mômes de Montreuil et sa super programmation un peu partout dans la ville.
https://www.montreuil.fr/culture/festival-marmoe-2020
Archi fermé, le Méliès. Avait-il prévu le reconfinement de la culture ? À L’affiche, il y avait, et il y a encore : Adieu les cons, Une vie secrète, et Last Words.
Fermés-fermés, les murs de la ville : devant le théâtre, les lits de quelques demandeurs d’asile africains qui y campent depuis quelques semaines sont toujours là. –Patience, on s’en occupe, ça va s’arranger m’a dit l’un d’eux, la semaine dernière.
Sur la place de la mairie, si gaie sous les arbres, à la belle saison, la guinguette a fermé ses volets.
…On voudrait bien voir
Et savoir.
Ouis, mais…
La guinguette a fermé ses volets.
Damia, 1934. Paroles de G. Zwingel, musique de L. Montagne.
mariemontreuil 