d’ici et d’ailleurs, 17
Montreuil, lundi 26 octobre 2020
Il revient à ma mémoire
Des souvenirs familiers
Je revois ma blouse noire
Lorsque j’étais écolier
Sur le chemin de l’école
Je chantais à pleine voix…
… Sur le chemin de l’école, je chantais cette chanson. Et je chantais aussi, à tue-tête :
Un – p’tit train – s’en va dans la campagne – Un – p’tit train – s’en va de bon matin … une chanson d’André Claveau. Elle aussi avait encore un succès fou.
…Devant chez nous rue de Romainville, chaque matin s’arrête le « petit train » : c’est comme ça qu’on appelle ici le groupe des enfants qui s’allonge d’une porte à l’autre, sur le chemin de l’école et du collège voisin.

Aujourd’hui, je pense à ces enfants qui se retrouveront à l’école lundi prochain. À leurs instituteurs, leurs animateurs, leurs professeurs. Il leur faudra parler ensemble de ce qui s’est passé le vendredi 16 octobre, à Conflans.
Aux enfants d’ici et d’ailleurs. À ceux du collège de Conflans, dont les médias, les réseaux sociaux se sont emparés hors limite, à leurs copains et leurs copines. Aussi, aux copains et aux copines de la fille de Brahim Chnina.
Aux enfants, aux ados dont on n’entend pas la voix. Fils et filles, petits-enfants ou arrière-petits-enfants d’immigrés des quatre coins du monde, dont un bon nombre de confession musulmane, qui vivent ici, en Seine Saint-Denis, plus nombreux qu’ailleurs.
– Combien parmi eux se demandent, se demanderont quelle différence il y a au juste entre « islam » et « islamisme » ? Comment appartenir à l’Islam, et haïr la terreur inspirée par « l’islamisme »?
…Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t’ai gardée dans mon cœur !
Charles Trenet, Douce France, 1943 – 1947
– Qui parle avec ces enfants ? Qui prend le temps de les écouter, de dialoguer avec eux, en dehors de leurs familles ? Leurs enseignants, d’abord.
Cloé Korman, écrivaine et professeure en Seine Saint-Denis :
« Je sais qu’ici, j’ai beaucoup plus d’élèves qui se sentent légitimement marginalisés et déconsidérés, et combien il faut réfléchir pour qu’un cours sur la religion, sur la liberté d’expression ou sur le racisme soit perçu comme l’occasion d’un dialogue et non un moment de violence symbolique. Si la liberté d’expression existe, si ce n’est pas une simple posture, je crois qu’il serait bon de créer les conditions pour que les élèves expliquent ce qu’ils pensent. » (Le Monde, 21 octobre 2020.)
Et puis il y a les clubs sportifs. Les maisons de quartier, les travailleurs sociaux. Le réseau associatif. – L’association Alter Natives par exemple, basée à Montreuil, et ses projets Mobiles mémoires, ou Zone de contact/objets d’ailleurs, qui invite des jeunes venus d’ailleurs et vivant ici, à découvrir et s’approprier leur histoire et la nôtre – vaille que vaille, de confinement en couvre-feu.
(Mais à deux pas d’ici, l’accueil du café La Pêche et les programmations dédiées aux jeunes de la Maison Pop sont bouleversés. Peut-être devront-ils fermer d’ici la rentrée ?)
http://www.alter-natives.org/sujet/projets-en-cours/
Il y a ceux, celles qui s’engagent, à titre personnel ou au sein d’un collectif, pour accueillir et accompagner des jeunes démunis, désorientés – premières cibles des intégristes de tous bords. Comme Joëlle Le Marec, qui a accueilli Amara Camara, et qui lui a appris à lire : ensemble, ils ont écrit un livre, La Voix d’Amara (sikit éditions, 2020).
« Depuis que je suis entré en France je sais ce que c’est que l’importance de l’étude », écrit Amara. Joëlle appelle ça la « migration cognitive » : « La prétention (de la France) à l’universalité de la valeur du savoir et de la culture l’oblige à l’égard de ceux qui partagent et prennent au sérieux ce projet, et qui viennent ici pour lui. »
Et puis il y a les artistes, ceux qui peignent, chantent, slament, rappent, dansent, jouent au coin des rues où passent et vivent les enfants – qui sont leur voix, leur visage, leur parole. Qui se revendiquent athées, chrétiens ou musulmans, bien-pensants ou violents, d’Abd el Malik à Booba…
…Douce France
Cher pays de mon enfance…
Carte de Séjour – Rachid Taha, 1987
…« Comment apaiser les tensions que traverse la société française, toutes composantes confondues ? Calmer les esprits ? Mettre fin à l’escalade verbale, voire plus ? Comment (re)construire le vivre-ensemble ? Interrogations qui interpellent les pouvoirs publics, les collectivités, les institutions et la société tous ensemble » (M. Bouzeghran, El Watan, 24 octobre 2020)
…Comment parler de liberté, quand l’égalité, la fraternité sont si souvent bafouées ? Les mots de Rachid Taha, dans un entretien de 2013, sont d’une cruelle actualité.
https://www.humanite.fr/rachid-taha-liberte-egalite-fraternite-cest-devenu-un-slogan-publicitaire
Ya rayah win msafar trouh taaya wa twali
Chhal nadmou laabad el ghaflin qablak ou qabli
Ô toi qui t’en vas, où pars-tu ? Tu finiras par revenir
Combien de gens peu avisés l’ont regretté avant toi et moi
En 1973, Dahmane el Harrachi créait à Paris (où il a vécu une grande partie de sa vie)
Ya Rayah (ô toi qui t’en vas), ce monument du chaâbi algérien. En 1997, Rachid Taha s’en est emparé, il en a fait un tube planétaire.
Le petit train s’en va dans la campagne
Va et vient, poursuit son chemin…
Aujourd’hui, je me souviens aussi du jour où j’ai entendu pour la première fois Le Petit train – une réécriture du Petit train des années 50, plus saisissante encore que la Douce France de Rachid Taha : rien à voir avec la chanson de Claveau.
Petit train, ou t’en vas-tu? Train de la mort, mais que fais-tu ?
Le referas-tu encore ? …C’est pas moi qui répondra.
Comme dans C’était un homme, Catherine Ringer y honore la mémoire de son père, le peintre Sam Ringer, rescapé des camps de la mort. En 2015, aux Victoires de la musique, elle a chanté, dansé, fraternisé Ya Rayah aux côtés de Rachid Taha.
… Alors, que découvrira notre petit train lundi prochain sur le chemin de l’école, entre la maison, l’école Diderot et le collège Jean-Jaurès, s’il a encore le droit de circuler ?
– Les feuilles mortes qui se ramassent à la pelle, les dernières roses au pied de l’immeuble d’à côté,
..une inscription, près d’une porte du lycée dont seuls les enseignants détiennent la clé (au nom du rappeur NF ?) : « Les profs par la petite porte » – conseil d’ami, ou protestation ?
…un message moins récent des Colleuses, avant d’arriver à l’école Diderot : « VIOLENCES CONJUGALES = MON PÈRE JOUAIT À LA ROULETTE RUSSE AVEC MA MÈRE C’ÉTAIT DES VRAIES BALLES. »
…les bonshommes de Jérôme Mesnager, un voisin, qui vieillissent doucement, et n’en finissent pas de faire le mur, en face du collège.
…et (comme partout j’imagine), des accès bardés d’interdits.
… Mais quelles chansons, quels airs auront-ils en tête, les enfants, ces jours-ci ? J’essaierai de le savoir, et je vous le dirai.






