d’ici et d’ailleurs, 15
Montreuil, samedi 17 octobre 2020.
Feux couverts.
– Qu’est-c’ qui passe ici, si tard ?
Compagnons de la Marjolaine
Qu’est-c’ qui passe ici, si tard ?
Gai, gai, dessus le quai.
17 octobre 1961 : couvre-feu à Paris pour les Algériens. Manif du FLN, interdite.
– Les chevaliers du guet, les compagnons sont passés : combien de morts ? Combien de noyés, dessous les quais de la Seine ?
– Puis, feu couvert d’une mémoire qui rougeoie depuis peu.

17 octobre 2020 : état d’urgence sanitaire pour tout le monde. Et marche pour les sans-papiers, ici et ailleurs. À Paris, Place de la République, la « règle des 6 » (pas plus de 6 personnes chez soi ou dans la rue a dit Macron) n’est pas respectée : ils étaient des milliers à marcher.
Puis, rondes de nuit à Roubaix, Gardanne et Villeurbanne
à Caudebec les Elbeuf et Prades le Lez
à Firminy, Échirolles et Palavas les flots
à Versailles, Paris et Saint-Denis,
des tours de Notre Dame au clocher d’mon pays.
– Qu’est-c’qui passe ici, si tard ?
– C’est le chevalier du guet,
Compagnons de la Marjolaine,
C’est le chevalier du guet,
Gai, gai, dessus le quai
Montreuil 18h30 : les terrasses sont pleines comme d’habitude et les rues pleines de gens pressés qui reviennent du métro avec leurs courses. Quasi personne en sens inverse.
Je remonte le flux vers la mairie.
Sur la place, le Nouveau Théâtre de Montreuil est fermé. Le dernier spectacle en soirée a été donné hier, le prochain est prévu le 17 novembre, dans un mois. D’ici là, deux dates en matinée.
À partir de ce soir, le Méliès projette directement, sans pub, tous les films programmés entre 18 et 19h.
La salle 3 est à demi vide et pleine, comme il convient.
À 19h pile, je roule à très petits feux dans la steppe rousse sous les phares – longtemps, cahotant – jusqu’à buter sur la blancheur d’un corps posé entre les herbes – la Femme des steppes, de Quanan Wang. Jusqu’au noir – au chant profond, tenu.
20h 45. Place de la mairie, les bars ont fermé. Des gars se sont installés sur les murets et sur les bancs, transistor beuglant, canettes. Ils sont déjà bien mûrs.
Le commissariat est à 200 mètres mais pour l’heure, pas l’ombre d’un chevalier du guet à l’horizon.
Rue de l’église 20h 5520h 50. Rue de l’église, du monde encore. La petite épicerie de nuit est pleine comme un œuf. Que des hommes, avec leurs bouteilles, leurs packs.
Au coin de la rue, les bars sont ouverts, des gens encore, en terrasse. De l’autre côté de la place, le restau ottoman est vide, mais ouvert. Une affiche prévient qu’on servira désormais jusqu’à 21h. – Et jusqu’à 22h, on pourra commander et se faire livrer par deliveroo, me précise le patron, sur le pas de sa porte.
Sur le feu-découvert, on peut encore chauffer quelques casseroles.
Place de l’église 20h5521h… 22h… 23h… Qu’est-ce qui passe ici si tard ?…
La rue de Romainville s’est vidée, mais de temps à autre, dans le silence, quelques passants qui rient et parlent fort. Une sirène. – Tiens, le Monde consacre une page à l’hôpital de Montreuil, ce soir : saturé.
– Que demande le chevalier ?
– Une fille à marier,
Gai, gai, dessus le quai !
Pas d’agents, pas de compagnons non plus – pas de milices par ici, c’est pas le genre du quartier. Mais on ne sait jamais.
Si d’aventure il en passait, les compagnons auront sûrement oublié la marjolaine (– il paraît qu’ils en mettaient dans leurs bottes, qu’ils avaient larges et belles, au temps des rondes de nuits, et que ça plaisait aux filles). Alors, on pourrait leur en offrir trois brins ? Mais attention :
Y a pas d’fille à marier
Compagnons de la Marjolaine
Y a pas d’fille à marier
Gai, gai, dessus le quai.

Rue de Romainville, cette nuit



