d’ici et d’ailleurs, 12
Lézinnes, 29 août 2020
Le tout n’est qu’une masse, ayant en son centre et milieu une fontaine par bas, en manière de puits, et entour icelle une montée, toute percée à jour, de laquelle on va aux membres, de sorte que montant et descendant l’on voit toujours au fond la fontaine.
Jacques Androuet du Cerceau, Les (30) plus excellents bâtiments de France, 1576.

Parlons une dernière fois des fontaines d’ici.
De la plus étrange de toutes, peut-être.
Glauque. Silencieuse. Immobile.
La Fontaine de Maulnes.
On monte au sommet du château par l’escalier vertigineux qui s’enroule autour d’elle, on se penche – son œil rond luit dans l’ombre, tout au fond. On lève la tête – le puits de lumière tout là-haut – l’œil du ciel prisonnier, si loin.
Dans son œil, elle a capté trois sources. Autour d’elle, comme autour du mollusque, croît sa coquille, se sont montés de vastes salles, des étages, les hauts murs du Château.
Elle est le noyau dans le fruit, l’araignée dans la toile, le cœur glacé dans le sein froid de la fée. La princesse gourgandine, la Vouivre, la Mélusine.
…così, giù d’una ripa discoscesa,
trovammo risonar quell’acqua tinta,
sì che ‘n poc’ora avria l’orecchia offesa.

Ainsi, en tombant d’une roche escarpée, cette eau noire bruissait tellement, qu’en peu de temps l’oreille en serait blessée.
Dante, L’Enfer, 16, traduction de Lamennais.
Le tonnerre de la cascade d’Aquacheta s’écroûlant dans le trou noir de l’Enfer n’est pas plus assourdissant que le petit silence fermé de Maulnes, en bas de son colimaçon. À l’Aquacheta, je me suis baignée. À Maulnes, je ne tremperais pas un doigt.

Le château est complètement vide. Pas un meuble, rien. – Tiens, au premier étage, un groupe d’handicapés mentaux écoute un guide, jeune, plein d’entrain. Il célèbre la fée bâtisseuse, l’unique, la fabuleuse, la plus haïe, la plus aimée – Louise de Clermont-Tallard, comtesse de Tonnerre et duchesse d’Uzès, l’amie de la reine, la grande Catherine de Médicis. Il lit les vers que Ronsard a dédiés à Louise,
miracle nouveau,
Comme ayant seule en la bouche Mercure,
Amour aux yeux et Pallas au cerveau.
– Houla, alors là, vous voyez, c’était chaud, hein, commente le guide… Des questions ?
– …S’il vous plaît… Elle avait quoi au cerveau, la dame – demande une dame ?
Le guide ne sait pas trop. Et en passant devant moi,
– Je fais une visite un peu spéciale aujourd’hui, me glisse-t-il en manière d’excuse.
J’admire ses performances, et plus encore celles des visiteurs, perplexes, émerveillés.
La source veut-elle sortir du puits ? Tenter de s’échapper ? Que non. Seulement, sur le seuil du château, elle se métamorphose. Sortie de sa coque ronde, la nymphe est devenue nymphée. Un bassin rectangulaire qui, en traversant la muraille de la forteresse, en fait une grotte.
Le plan de ce lieu est un pentagone, aux coins duquel par le dehors se voient comme cinq piédestaux montant du bas jusques au haut de l’entablement. Androuet du Cerceau.
Une fontaine ronde, trois sources en une, cinq côtés qui font un carré bizarre. Maulnes est le royaume de l’impair. En apparence précaire, son équilibre déstabilise. À quelques pas de son portail, on dirait que les murs s’écartent, que la bâtisse va imploser. La source secrète, reprendre sa liberté.

Ce bâtiment est assis en la forêt de Mannes (Maulnes), en Bourgogne, distant de deux lieues d’Ancy-le-Franc, bâti par feu le duc d’Uzès. Androuet du Cerceau.

Il n’y a pas longtemps, on atteignait Maulnes avec peine, à travers les orties, les ronces et les barbelés. Des pans de mur menaçaient ruine. Les croisées béantes ouvraient sur des questions sans réponse, des charmes. Sur cette terre si nue au dessus d’un paysage immense, l’espace et le vent rendent à Maulnes un peu du mystère que sa restauration récente lui a ôté.
Ici, le regard s’étend presque jusqu’aux sources de la Seine, du côté des Laumes. De là-haut, en marchant bien, vous pouvez atteindre les crêtes de Bourgogne, et les suivre le long de la ligne de partage des eaux entre Seine, Loire et Rhône, jusqu’au dessus de Dijon – comme ce vieux fou :
Lui y voyait la tête de la grande Vouivre, ce serpent par lequel les Celtes personnifiaient les courants mystérieux. Pas à pas, il en suivait les méandres, jalonnés par les hauts-lieux druidiques, sur les crêtes, aujourd’hui désertes, où l’on n’entend plus que les pattes de renards gratter sur les cailloux. Henri Vincenot, Le pape des escargots.
Puis, forcément, vous descendrez de la Montagne, retrouver les eaux vives des sources tapies sous la mousse. La « source limpide et murmurante » d’un autre Bourguignon, Lamartine. (La source dans les bois).
Le même souvenir sort de toutes les fontaines.
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves.





