la source de la mère Huguette et les bergers d’Arcadie

d’ici et d’ailleurs, 9
Lézinnes, 20 août 2020

Nel mezzo del cammin di nostra vita
(… pour Dante, la moitié de notre vie, c’était 35 ans.)
mi ritrovai per una selva oscura,
che la diritta via era smarrita

(…je me retrouvai par une forêt obscure car la voie droite était perdue)

Avant-hier, figurez-vous, un peu comme l’aviateur échoué au milieu du désert, à la recherche d’un puits, je me suis mise en route, pour tenter de trouver une fontaine perdue dans de grands bois, à quelques kilomètres du village.
C’était au large de ces futaies où, à l’automne, on entend parfois sonner le cor d’une chasse à courre – oui, ça existe encore par ici, sur les terres du château de Tanlay.

La forêt était obscure. Les fées l’avaient rendue impraticable. Pour interdire l’accès à cette source secrète, peut-être.                               
Partout, des arbres barraient mon chemin.
Un antique véhicule qui avait tenté d’ouvrir une brèche, était enfoui dans le sous-bois. Étouffé plus sûrement que le temple de Ta Prohm par les fromagers et les lianes géantes.

Loin, loin dans les bois, un petit filet d’eau soudain vint à ma rencontre. Il courait dans un lit  étroit. Les séguias de Timimoun ne sont pas plus minces, ni mieux façonnées. Pleine de gratitude, je l’ai suivi. – Et tout à coup, en contrebas, dans un taillis plus épais que la jungle d’Angkor, plus haut que la plus haute palmeraie – totalement invisible depuis le chemin forestier, je l’ai découverte, la Fontaine de Narmont. En bas d’un escalier raide, au creux d’un vallon, c’est une arche adossée à la colline, sous une futaie de chênes et de hêtres, une petite vasque, et à deux pas, le ruisselet canalisé.

Il y a bien longtemps, elle s’appelait la source de la Mère Huguette, « en souvenir d’une vieille légende » – c’est écrit sur la carte postale 1900 qui m’a révélé son existence.

– Que faisais-tu donc, Huguette, jadis à la source, pour être restée dans les mémoires ?…

– Pas de réponse. Fées, Apsaras, Huguettes et autres Djenniyettes s’étaient donné le mot.

À la claire fontaine, m’y allant promener,
j’ai trouvé l’eau si belle, que…
La Fontaine, elle, a été construite vers 1740 (c’est aussi écrit sur la carte), c’est à dire hier, pour une méchante fée, une bonne sorcière, ou un savant épigraphe.
Sur son fronton, sont gravés quelques vers :

Passant aurais-tu soif ? Tant mieux.
Car si mon eau t’est nécessaire
Celui qui m’a faite est heureux
Quoi qu’il n’eut  fait que de l’eau claire.

C’était  délicieux, d’être ainsi interpelée au cœur de la forêt. La Fontaine était bien aimable, et son auteur (Dieu ? le maçon ?), bien intentionné.
L’eau était claire, sans doute, mais je n’ai pas osé m’y désaltérer : au milieu du bassin, une barre de pierre moussue m’interdisait d’en boire.

Il y avait un autre poème, sur le fronton, écrit en latin.

Rivolus invito fugiens per gramina lapsus
Sistit aquas nimium celeres dulci que susurros
Reddit ovans carmen repetit que fluentibus undis

Je l’ai noté, et en rentrant à la maison, je l’ai adressé à deux amis latinistes, qui se sont chacun mis au travail. Le jour même, ils m’envoyaient leurs traductions : louées soient –elles ! Et grand merci à leurs auteurs !
Voici la première, celle de Jean-Noël Benoit :
Ce ruisseau malgré lui fuyant en se glissant au travers de l’herbe,
Voilà qu’il alentit des eaux trop rapides, et qu’un chant
A la gloire de l’aimé(e) les change en un murmure bientôt repris en de douces vagues.

Et voici la seconde, celle de Philippe Ratte :
Capté bien malgré lui,
Ce filet d’eau fuyant parmi les herbes folles
Arrête ici les eaux qui trop vite échappaient
Et rend en s’écoulant le charme du doux chant
Qu’il leur fait murmurer avant de les laisser
Retourner s’épancher vers le cours des eaux vives

– Vous avez remarqué ? L’une évoque une histoire d’amour, l’autre pas.
Alors en les confrontant, je me suis souvenue de cette scène, qui a fait gamberger des générations d’herméneutes:

ET IN ARCADIA EGO

C’est une inscription fracturée par l’éclair d’une fissure,  que lisent les bergers de Poussin sur la pierre d’un tombeau. – Mais qui dit « ego » ? Celui ou celle qui est enterré là, et qui a vécu dans cette Arcadie idyllique – ou bien la mort elle-même, qui s’adresse à nous ?… Mystère. Comme les bergers, Philippe ou Jean-Noël, nous voici vous et moi déchiffrant, sur une vieille pierre égarée dans la nature, des signes anciens dont le sens s’est perdu.

  Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie, Musée du Louvre.

À vrai dire, les Bergers du Louvre ne me quittaient plus depuis le 17 juin.
– Ce jour-là, en feuilletant le journal, je tombe en arrêt sur une publicité de parfum pour homme. L’estampe est tronquée, le tombeau, ratiboisé. À la place du beau blond drapé de rouge et couronné de myrte (il s’est enfui, comme sa compagne), trône un flacon d’un bleu glacial. Et au lieu de la formule énigmatique, c’est la marque du produit, parfaitement lisible, qu’ épelle péniblement l’antique analphabète.

– Depuis, je traque cette pub, que je retrouve un peu partout.
Ce 17 juin, elle s’insérait dans une double page au titre terrifiant :
Armes nucléairesWashington lance un ballon d’essai
et aussi :  Donald Trump déserte les traités internationaux – La Maison Blanche s’est retirée d’accords majeurs de coopération et de dénucléarisation, illustrant son rejet du multilatéralisme. (Pierre Alonso).

Sur la double page, il y avait cette fabuleuse image déjà ancienne, elle aussi – cette icône du temps de la guerre froide : « Un essai nucléaire mené dans le désert du Nevada, en 1965. » (Photo Rolls Press. Popperfoto. Getty Ima). Dans le ciel du désert américain, et devant un public innombrable, une performance plus spectaculaire que n’importe quelle sculpture de Michael Heizer.
(…Essais nucléaires… dans le désert… Vous avez entendu parler de Gerboise bleue ? Blanche, rouge, verte ? De Béryl, Améthyste, Rubis et Jade, ces joyaux de notre couronne… ? C’était au Sahara algérien, avant, et après 1962. Hé oui : c’était prévu par les accords d’Évian. Jusqu’en 1967.)

Je ne sais pas si ce sont les Bergers de Lempicka, qui me rendent plus étrange la photographie de presse – ou le champignon atomique, plus inquiétants ces malheureux hommes-sandwich. Ce qui est sûr c’est que, dans le piège  absurde d’un même champ visuel, ils se sont contaminés. Un coup des fées, sans doute.

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