d’ici et d’ailleurs, 7
Lézinnes, le 11 août 2020.
Une petite gare sur la ligne de Russie…

Une gare de village, quelque part sur la ligne Paris-Lyon-Marseille.
– Pourquoi, chez ceux qui ont lu ce livre (ou vu le film de Volker Schlöndorff), fait-elle immanquablement penser à celle où on rencontre ce jeune homme infiniment triste, aux premières pages des Désarrois de l’élève Törless ?
… Était-ce le fait de ces couleurs tristes, était-ce la lumière du couchant, blême, faible, épuisée par la brume, les choses et les êtres avaient un tel air d’indifférence, d’insensibilité machinale, qu’on les aurait crus échappés d’un théâtre de marionnettes. Robert Musil, traduit par Philippe Jaccottet.

Quand je l’ai photographiée, en mai dernier, la lumière crue et la végétation encore verte accusaient son air d’abandon, juste à l’entrée du tunnel. Désaffectée depuis des années, elle voit passer les TER et les trains de marchandise, dont le vacarme retentit, la nuit, dans les jardins, et jusque dans les maisons, par les cheminées.
Juste à côté, l’Hôtel de la Gare a cessé de vivre en même temps. Par le trou d’une persienne brisée, une tapisserie d’un autre âge, des miroirs. Dans les rues, de rares traces sibyllines de ces commerces dont plus personne ici, sauf quelques ancêtres, ne peut imaginer qu’ils aient jamais existé – Magasin de Nouveautés, Mercerie, Quincaillerie, Boucherie-triperie, Buvette, Maréchal-ferrant…

Tonnerre, petite cité de caractère.
Le panneau a surgi voici peu le long des axes qui desservent la ville.
On y voit : un rouge entonnoir au pied de maisons quelconques sous un ciel noir. Pas de danger d’y reconnaître la verte source vauclusienne de la Fosse Dionne – ombreuse, mystérieuse, et pour tout dire légèrement terrifiante (- combien de plongeurs ont trouvé la mort en tentant d’en sonder la profondeur), icône de cette ville ombreuse et triste.
Il y a des petits maîtres (- les peintres oubliés, plus ou moins ratés), des petites mains et des petites vertus. Alors, si la ville de Marguerite de Bourgogne, reine de Naples, de Sicile et d’Albanie, est devenue une petite cité… Quant au caractère – on le dit aussi de camemberts bon marché, du genre costaud.
Le site de ce label, né en 1975, nous apprend qu’ « à travers une charte nationale signée en 2009, les Petites Cités de Caractère® se donnent pour missions de sauvegarder, restaurer et entretenir leur patrimoine, de le mettre en valeur, l’animer et le promouvoir auprès des habitants et des visiteurs, afin de participer au développement économique des territoires. » Une carte montre que si la Bretagne, les Pays de la Loire et le Centre regorgent de pcc, il n’y en a quasiment pas dans le Nord, la Bourgogne, la Provence et le Sud-Ouest – où on doit donc se débrouiller autrement pour valoriser son patrimoine. Pour l’heure, Tonnerre peut s’enorgueillir d’être la seule ville de toute la Bourgogne-Franche-Comté à bénéficier du label ; Saint-Fargeau et Montréal, dans l’Yonne également, sont « en cours d’homologation ». Et basta.
Tonnerre ? (quel nom !) – Bien sûr, il y a le canal de Bourgogne, le vieil hôpital, le chevalier d’Éon (celui qui se baladait en femme) et le vin d’Épineuil, mais enfin, tout ça ne vaut pas forcément le détour. Tonnerre : son chômage, ses usines et ses commerces fermés, son hôpital en sursis, sa démographie en berne, son désert culturel… Ah, oui, Gautier Capuçon y a donné un concert gratuit en juillet. Quelle chance.
Les trains s’y arrêtent encore, mais les guichets de la gare n’y ouvrent quasiment plus. Le TGV passe à côté. Et la vie, entre ces rues grises, aux façades jamais ravalées, n’est guère plus vivante qu’ici au village.
On y va pourtant, pour faire ses courses. Par 40° à l’ombre, sur le terre-plein du supermarché, vous attrapez un caddie, et paf :
– Et vous la vie, vous l’aimez comment ?
Par ici, on ne marche pas longtemps, sur les départementales, les sentiers balisés – chemins de halage, routes étroites d’un clocher à l’autre, d’une vallée à l’autre, sans tomber sur une injonction à tourismer avec méthode et bonne humeur. Plus, même : Parcours pêche PASSION, disent des panneaux du bord de la rivière. ….Circuits des châteaux, des vins, des écluses, des lavoirs… Suivre le guide, ouvrir les yeux de temps en temps sur la vieille pierre gentiment ornée d’un géranium rouge vif, le trou de verdure, avec ou sans frais cresson bleu, les douves, les tourelles… et le reste du temps, les refermer sur les ZAC, ZUP et autres ZEP, les faubourgs mités et le tissu lépreux des terres remembrées depuis plus de 50 ans.
Je regrettais que cinq courtes décennies aient suffi à défigurer le pays. Les chirurgiens esthétiques avaient agi sacrément vite. Mais il y avait de beaux restes, des interstices, des coulées noires, des chemins silencieux, des haies de fougères et des murs derrière lesquels bivouaquer. Tant que demeuraient des territoires de la liberté où jouer ses propres danses, tout n’était pas perdu. Il y avait de quoi pleurer, certes. Mais il n’y avait aucune raison de se plaindre, écrit Sylvain Tesson dans Les chemins noirs.
– Hanter à pied les chemins noirs ? Oui, bien sûr. Jeter un œil en passant sur les sentiers balisés, les campagnes de Vincenot aussi sacrées que les paysages de Cézanne – regarder la lune que montre le doigt, mais aussi, comme l’imbécile, le doigt qui la désigne. Et puis, tout le reste. Les vestiges muets et les ruines disgracieuses, les marges défigurées du pays de cocagne, de l’affiche électorale, de nos plus beaux villages de France.
Ceci encore. Ce jour de mai où je photographiais la gare de Lézinnes déserte, emblème local de déréliction, j’en ai été presque empêchée par un groupe d’ouvriers vêtus d’orange pétant, qui faisaient la pause, près de leurs baraques de chantier OXAM, avant de retourner travailler dans le tunnel. On ne s’est pas dit grand-chose, mais que des amabilités. Il faisait chaud. Ils étaient gais. Bien et bons vivants. Et ils m’ont permis de les prendre en photo.





