d’ici et d’ailleurs, 6
Montreuil, vendredi 12 juin 2020
Montreuil, le 12 juin.
J’arrive où je suis étranger
Un jour tu passes la frontière
D’où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu’importe et qu’importe hier…
…C’est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
Louis Aragon
– Si j’étais une Chibania, et que je vivais dans l’un de ces foyers qui nous entourent…
– Mais voyons ! il n’y a pas de femmes dans ces foyers – il n’y a que des Chibanis.
– Si j’étais un Chibani, donc, je vivrais peut-être au milieu d’autres Chibanis, dont le sort serait très semblable au mien. En rentrant chez moi, au foyer, je laisserais sur le seuil le regard de ceux qui vivent à l’extérieur.
Peu à peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d’antan
Tomber la poussière du temps
Discrète, visible-invisible, il y a dans les villes du 93 qui brassent des gens venus de tous les coins de l’Europe et du reste du monde, une population qui vit dans des foyers pour travailleurs immigrés. Ici, ce serait 10% des habitants de Montreuil – et parmi eux, les anciens, les Chibanis.
Tous ces vieux travailleurs venus ici il y a bien longtemps, et qui sont restés. Qu’on aperçoit parfois se reposer sur les bancs du quartier. Se retrouver au café, parfois. Solitaires, souvent.
Dans la cité Jean Moulin, tout près d’ici, deux fresques leur rendent hommage. Elles ont été réalisées il y a un an par COLLETTIVO FX (Simone Ferrarini), à partir d’une photographie.* Sur la première, un jeune ouvrier brandit sa carte de travail. Sur la seconde, un portrait du Chibani, aujourd’hui. Entre les deux, sur la dalle, il y a l’espace d’une vie. Passée dans le foyer d’à côté, puis à la cité Jean Moulin. Assigné à résidence, sous peine de perdre ses droits sociaux, comme le rappelle la fresque.
« A l’article 35, la commission a adopté un amendement de précision prévoyant que le bénéfice des prestations sociales est réservé aux personnes de nationalité étrangère justifiant de leur résidence régulière en France » (Avis présenté au nom de la Commission des Affaires sociales, le 15 janvier 1998).
Cela signifie que le retraité migrant devait choisir entre « vivre sa vieillesse loin des siens, pour ceux qui n’ont pas fait de regroupement familial en France, avec le maintien de ses droits sociaux ; ou repartir définitivement tout en continuant à cotiser à une Caisse (prélèvement sur la retraite) qui le prive de droits sociaux », explique une enquête de 2013.**
Dans cette enquête, vous trouverez des portraits de Chibanis, – celui d’Ibrahim Bouzidi par exemple, né en 1943, 37 ans de travail en France, 125 euros de retraite par mois, ou de Driss Kouachi, né en 1942, 20 ans de travail en France, 100 euros. Dans des foyers de Montreuil, j’ai rencontré des hommes qui ont travaillé plus de 40 ans en France, comme M. Moussa Diagana, ex-doyen du foyer Brulefer.
Parce qu’elle n’est rien d’autre (et n’a à être rien d’autre) qu’un lieu de sommeil, la chambre de foyer n’a pas à recevoir autre chose qu’un lit et n’a donc pas à être plus grande qu’elle n’est ; travailleur acharné, occupé la journée entière, parfois la nuit aussi, sur les chantiers et dans les usines, l’immigré n’a, à la limite, besoin de sa chambre que pour y dormir et rien d’autre. Que lui importe que sa chambre soit spacieuse puisque, éternel voyageur sans bagage, il n’a rien à y déposer – si ce n’est sa fatigue de travailleur -, n’a rien pour la meubler – si ce n’est son inséparable valise.
Abdelmalek Sayad, 1980***
Il y a 12 foyers à Montreuil (pour théoriquement, 2000 personnes – 4 à 5 fois plus en pratique). Certains surpeuplés, insalubres, indignes (le 3 avril et le 3 mai, j’ai évoqué deux d’entre eux dans les pages des chroniques montreuilloises, le foyer de la rue Rochebrune, et celui de la rue Stalingrad). Fin 2018, le foyer Bara a fermé. C’était le plus vieux et le plus important de Montreuil, il mettait en danger ses occupants. Relogés par le maire, puis expulsés par le Préfet fin 2019, 200 des anciens « Bara » sont admis dans un foyer bien équipé rue Brulefer, les autres – les sans-papiers, entassés dans un hangar, rue Stalingrad. – Comment les résidents de ces foyers ont-ils vécu la pandémie ? En avril, les échos étaient plutôt alarmants. On commence à y voir un peu plus clair.****

La semaine dernière je suis retournée rue Rochebrune. Il y régnait une atmosphère ordinaire, très différente de l’abattement des mois de confinement, et de cette effervescence de début mai, un jour de distribution de vivres. Dans la rue, un camion livrait de grandes quantités de riz, de couscous et de lait en poudre. La vie a repris, comme avant. Aussi difficile qu’avant.
En l’absence du gestionnaire, l’un des responsables des communautés, M. Camara, me donne des nouvelles :
– Personne n’a été malade dans le foyer, Dieu merci. La mairie a distribué beaucoup de masques (fabriqués au Pakistan, en coton, lavables 50 fois). Certains d’entre nous ont pu recommencer à travailler. Bientôt aura lieu un grand nettoyage-désinfection du foyer, en commençant par l’étage du haut.
À Stalingrad hier, le responsable M. Coulibaly fait le même constat : pas l’ombre d’un relogement décent en vue – pas plus que de régularisation, mais pas de malades du Covid.
Une rumeur persistante met en cause ces bulletins de santé rassurants : les résidents cacheraient leurs malades et leurs morts, par crainte d’être expulsés… Mais le docteur Cattin, l’un des médecins généralistes qui s’est occupé de ce foyer, en lien avec l’amicale des médecins de Montreuil, MSF, et avec l’appui de l’ARS, me confirme que ces nouvelles sont exactes : à Rochebrune, alors qu’en mars on redoutait une hécatombe (un cas suspect s’était déclaré, guéri depuis), des examens ont pu être pratiqués, en accord avec les dix chefs de communautés. – Or, si bien des résidents sont en mauvaise santé (beaucoup souffrent de pathologies lourdes), il n’y a pas eu un seul malade du Covid ! C’est extraordinaire, quand on connaît les conditions de promiscuité de ce foyer qui abrite plus de 800 personnes, alors qu’il est prévu pour 400… Seul l’âge des résidents, majoritairement des jeunes travailleurs, pourrait expliquer ce phénomène.
Le bilan alimentaire du confinement, lui, est catastrophique. Entre l’absence de revenus et la clôture des cuisines collectives, certains résidents mouraient pratiquement de faim pendant la pandémie, dans les foyers laissés totalement à l’abandon par Coallia, la société gestionnaire, à La Noue et à Rochebrune.
Le problème N°1 reste donc celui des sans-papiers. Le second, celui de la réouverture des cuisines dans les cours – ou leur création : le chef et tous les résidents de Brulefer la réclament pour le foyer Etienne Marcel qui va bientôt ouvrir (elle n’est pas prévue dans les plans).
En attendant, des jeunes des foyers manifestent, appuyés par des militants, et des associations comme la Cimade, pour obtenir leur régularisation et la fermeture des centres de rétention administrative : il y a eu 2 manifs de sans-papiers ici en avril. Après la marche pour les Solidarités du 30 mai, de nouvelles mobilisations sont prévues. Les résidents des foyers se rendent aussi aux rassemblements parisiens contre le racisme : demain 13 juin, un cortège partira de Montreuil.
Les arbres sont beaux en automne
Mais l’enfant qu’est-il devenu
Je me regarde et je m’étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus
« #Tous unis contre la haine » : la « quinzaine d’éducation et d’action contre le racisme et l’antisémitisme » qui devait se tenir à Montreuil du 17 mars au 3 avril n’a pas pu avoir lieu. Mais aujourd’hui, la mobilisation contre le racisme est planétaire, et son expression, multiforme. En France comme ailleurs, des banlieues hexagonales aux Outre-Mers, c’est le meurtre d’un Noir américain qui a cristallisé cette mobilisation. Incitation à lire les travaux d’intellectuels noirs français dont le détour par les Etats-Unis a stimulé la réflexion – comme La condition noire, essai sur une minorité, de Pap Ndiaye, en 2008, ou Le Triangle et l’Hexagone. Réflexion sur une identité noire, de Maboula Soumahoro, qui vient de paraître.
*https://magicaest.com/actualit%C3%A9s-magiques/f/hommage-aux-chibanis-%C3%A0-montreuil-par-litalien-colletivo-fxAu bord du périph, à Malakoff, une autre fresque rend hommage aux Chibanis, peinte par Vinci Vince en 2016 https://www.liberation.fr/france/2016/05/27/a-malakoff-une-fresque-qui-raconte-l-histoire-oubliee-des-chibanis_1455561
**S. Bobbé, E. Ribert, E. Terray, Droits des travailleurs migrants : le cas des retraites, 2013 (article en ligne)
***Sayad Abdelmalek. Le foyer des sans-famille. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 32-33, avril/juin 1980. https://doi.org/10.3406/arss.1980.2082
****voir l’article du Généraliste, le 1er avril. https://www.legeneraliste.fr/actualites/article/2020/04/01/coronavirus-la-situation-des-migrants-en-foyers-preoccupe-les-generalistes-de-montreuil_322089 et aussi https://www.mediapart.fr/journal/france/200420/dans-les-foyers-les-chibanis-meurent-huis-clos
et la synthèse récente de Claire Lévy-Vroeland, Les sans-papiers au risque du Covid19 https://www.metropolitiques.eu/Les-sans-papiers-au-risque-du-Covid-19.html
…et aussi Aragon, « J’arrive où je suis étranger », La Diane française, 1944






