la mosquée de Tonnerre et l’usine de Frangey

D’ici et d’ailleurs 2
Lézinnes, dimanche 24 mai 2020.


Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression.
A. Memmi.

Ce soir, tombe la nouvelle de la mort d’un « nomade immobile », « métis de la colonisation »,  Albert Memmi, le 22 mai. La statue de sel, Agar, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur… Il a aussi écrit Le Désert, ou la vie et les aventures de Jubaïr Ouali El-Mammi… Loin de ma bibliothèque, je cherche des textes de lui, sur internet.

Hier, Le Monde donnait des nouvelles de Montreuil : « A Montreuil, une rentrée théâtrale à pas comptés. La metteuse en scène Alice Laloy a ouvert le Nouveau Théâtre avec des auditions de musiciens. »

Dans l’Yonne, en Bourgogne, on est toujours en « zone rouge », comme dans le 93. Bizarre… car presque rien, ici, n’évoque la pandémie. Pourtant, plus de 80 personnes hospitalisées dans le département en sont mortes.

Le recteur de la mosquée de Paris (le docteur Tijani Haddâm) affirme que « l’islam est un facteur d’intégration et non de marginalisation. » Cela crève les yeux en effet : dans une société chrétienne et jacobine, il suffit d’être bon musulman pour passer inaperçu !
A. Memmi, À contre-courant, 1993, article Apologistes.

Aujourd’hui, fête de l’Aïd. À Montreuil, nul ne peut l’ignorer. Mais dans un village de l’Yonne…

À 10km d’ici, la petite ville de Tonnerre est encore plus morte que d’ordinaire, le dimanche (« La reprise est lente », constatait L’Yonne Républicaine, le 19 mai : les clients vont plutôt à Auchan ou à Leclerc). Et aucun signe de fin de ramadan. Il y a pourtant une communauté musulmane dans la région – suffisamment importante pour qu’ait été entreprise la construction d’une mosquée, en 2015, aux Prés-Hauts. Elle est inachevée à ce jour. C’est internet qui me l’apprend : la cagnotte lancée en janvier dernier n’a pas recueilli les fonds nécessaires. À Tonnerre, la grande prière de l’Aïd se ferait donc aujourd’hui encore dans une salle de boxe, si elle n’était pas interdite.

                 

Le quartier des Prés-Hauts, ce sont des blocs de béton à l’écart du centre (- on a abattu une barre en 2018), avec vue imprenable sur la vieille ville. Il est midi, pas un bruit. Des jeunes traînent au pied des HLM, certains en tenue traditionnelle. Dans la cité de Marguerite de Bourgogne, c’est bien le seul coin qui rappelle, de loin, le 93. Une fresque décore les murs du Centre de loisirs, au milieu de la cité. La cantine scolaire est restée ouverte pendant tout le confinement, avec un menu adapté aux musulmans. Je cherche la mosquée : les trois personnes rencontrées en ignorent l’existence, alors qu’elles habitent à quelques mètres. Finalement, ce sont deux jeunes en trottinette électrique, peut-être issus de l’immigration maghrébine, peut-être d’une autre immigration, qui me l’indiquent. Noyée dans la verdure, elle tient du pavillon de banlieue et du lavoir bourguignon. Inaccessible.

La mosquée de Tonnerre

J’ai appris à interpréter les sourires, à deviner aux chuchotements, à lire dans les yeux, à reconstituer le raisonnement au hasard d’une phrase, d’un mot saisi au vol. 
A. Memmi, La statue de sel.

Élevée dans la défiance des gens du village, auxquels enfant, pour des raisons très intimes, on m’interdisait de parler, je me sens ici encore parfois un peu comme Memmi dans le Tunis des années 30, ou le gamin de Tonnerre en centre ville, aujourd’hui.

Dans le village d’où je vous écris, personne ne porte de masque dans la rue. Les rares commerçants eux-mêmes ne le portent pas tous dans leur boutique (- certains sont équipés d’une vitre, d’autres pas). Mais on peut se procurer des masques très facilement : soit ceux cousus main dans de jolis tissus, par l’association Les lézards (la boulangère, qui fait partie de l’équipe, les offre à ses clients). Soit à la mairie, qui a passé commande à l’entreprise Géochanvre, installée à quelques km d’ici.

Aujourd’hui, je suis allée sur le site de cette usine, au lieu dit Frangey, à quelques minutes de vélo le long du canal : il raconte l’histoire de la région.

C’est un pays de pierre calcaire, ici. Il y a des carrières partout. Depuis des siècles, on en tire la pierre de Bourgogne, la chaux, le plâtre, et le ciment naturel. Il y a aussi des gisements de fer, qu’on a exploités au 19è pour faire du fer forgé. Mais quand le haut-fourneau de Frangey a fermé en 1860, il a été remplacé par un grand four à chaux, qui a mangé tous les petits.

Les fours à chaux… il y en avait un peu partout, dans le coin. L’espèce humaine se divisait alors entre les cultivateurs (plutôt calotins) – et les chaufourniers (plutôt laïques et républicains), qui avaient parfois des vignes, comme Louis, mon arrière-grand-père. Tailleur de pierre, il avait fait son tour de France. Il savait lire et connaissait même quelques mots de latin. Il était aussi chaufournier, et il s’en vantait. Sa vigne, il l’avait perdue très tôt, avec le phylloxera.

Quand j’étais petite, ma grand-mère pinçait les lèvres quand elle racontait son père obligé de fermer son four au tournant du siècle, et de travailler au chemin de fer (- il courait déjà jusqu’à Marseille, et couvrait la Bourgogne d’un filet serré). Ouvrier poseur de voies, c’était la déchéance. Sa femme un temps garde-barrière, itou.

Au début des années 30, une usine bien plus grande encore s’est installée à Frangey, entre l’Armançon et le canal de Bourgogne. Elle est passée aux mains des ciments Lafarge – qui se sont si bien compromis pendant l’Occupation, que l’entreprise a été placée sous séquestre à la Libération. Aujourd’hui encore, le groupe leader mondial du ciment ne cesse de défrayer la chronique.

Longtemps, longtemps, la campagne alentour est restée blanche de poussière de ciment. Longtemps, longtemps, la vallée a grondé, jour et nuit. Dans la rumeur du grand four, on rêvait d’un silence inouï. Et puis un jour, des filtres ont verdi la campagne. Fin 2012, après des grèves très dures, la cimenterie a fermé définitivement, le four a été démoli, et dans notre jardin, on a entendu le silence.

                 

Et voilà qu’en 2016, une entreprise bio s’est installée à Frangey, dans les immenses hangars abandonnés au bord de la rivière. Elle fabrique des paillages en « géotextiles de fibre naturelles 100% français » – alternative écolo aux pesticides, qui marche très fort. Et depuis le début du Covid, elle produit aussi, intensivement, des masques de chanvre…

Aujourd’hui, au bord du canal, il ne subsistait rien des quelques créations in situ qui s’échelonnaient l’été dernier le long du quai, fragile land-art perdu dans la campagne. Sauf cette frise de chanvre, réalisée par des enfants – une ville fantôme, accrochée aux grilles de l’usine.

Un écrivain ne peut continuer à écrire que s’il puise dans ce que j’ai appelé quelque part la terre intérieure, s’il ne se coupe pas de ce terreau fondamental, cela est vrai. Inversement, s’il a besoin, pour vivre, d’y puiser, mais ce terreau, il peut le promener avec lui, il peut en disposer même sur une île déserte.
A. Memmi, cité par le blog d’A. Bal Ba.

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