d’ici et d’ailleurs, 1
Lézinnes, le 18 mai 2020
La plupart des luxes et presque tout ce qu’on appelle le confort de l’existence sont non seulement des choses superflues, mais d’authentiques obstacles à l’élévation de l’humanité. (…) La simplicité et la nudité mêmes de la vie de l’homme aux temps primitifs avaient du moins cet avantage qu’il ne cessait de séjourner dans la nature. Dès qu’il était rassasié et reposé, il songeait de nouveau à son voyage.
Thoreau, Walden, 1.
Le renard a son terrier, l’oiseau du ciel, son nid
Mais le Fils de l’Homme n’a pas de lieu où poser sa tête
Luc, 9, cité par Bruce Chatwin, Le Chant des Pistes.

À toi le visiteur du soir, surgi à la tombée du jour, et reparti le lendemain matin, le long du canal de Bourgogne.
Nous, nous étions tout juste installés ici, dans la maison de ma mémé (la veuve de la guerre de 14) et de ma grand-mémé (celle qui a connu la guerre de 70), pour prolonger un peu, à la campagne, le confinement à Montreuil.
Toi, tu arrivais de loin, à pied, comme en un lointain moyen-âge. Tu as sonné la cloche accrochée au portail de la cour, devant cette maison construite il y a six siècles pour durer toujours – car par ici, la moindre grange est bâtie comme une cathédrale. G. et toi vous avez échangé deux mots, et tu es entré.
Pellegrin, che vien da Roma
A va l’birosch, A va l’birosch.
Cun le scarpe rott’ in pè.
birosch el va, birosch el va,
Pellegrin, che vien da Roma
Cun le scarpe rott’ in pè.*
Tu ne venais pas de Rome, non, mais de Saint Rémy les Montbard, à environ 40 km, où tu avais dormi dans un abri, par terre. La veille, tu étais du côté de Pouilly en Auxois – tu avais donc marché plus de 50 km ce jour-là. Tu arrivais du Jura, via Besançon, Dôle, Dijon, et avant encore, d’Auxerre.

Tu n’arrêtais pas de parler. C’était aussi pressant que de poser ton sac à dos, et te désaltérer. On a dîné au jardin, et en dînant, on a très vite appris beaucoup de toi, et du monde comme il va.
Tu t’appelles Georges, mais on t’appelle le pèlerin-compagnon. Tu nous as parlé de ton bâton de pèlerin, le bourdon, qui t’a longtemps accompagné. Maintenant tu préfères t’en passer. Tu es grand et maigre (1m 94, ça a sauté une génération car tes parents sont petits mais ton grand-père, géant). Tes yeux sont bleus et brillent quand tu souris, tu souris souvent. Tes cheveux d’ordinaire coupés courts, sont mi-longs à cause du confinement. Tu as une bonne santé et une mémoire impressionnante, mais depuis un accident, tu as un problème d’oreille interne – tu tombes parfois, et tu te retrouves à l’hosto, avec les pompiers. Ça ne prévient pas.
Bien sûr le mois dernier, il y a eu les deux nuits à l’hôpital, pour ton traitement. Mais sinon, les temps sont durs quand on est SDF, depuis le virus. Il a fallu souvent dormir dehors, et parfois faire le 115, comme à Monéteau près d’Auxerre. Les gens sont devenus très méfiants. Ils n’ouvrent pas. Dans les villages, les locaux qui hébergent les routards sont presque partout fermés. Ou alors il n’y a plus de place. À Pouilly en Auxois par exemple, où les gendarmes t’ont chassé (ils voulaient t’obliger à retourner à Dijon, d’où tu venais), ou à Venarey les Laumes, où la paroisse n’avait plus le droit de t’accueillir. Impossible depuis des semaines de trouver du travail en chemin, sauf 2 ou 3 jours par-ci par-là. Aussi ce soir tu n’as plus que 60 centimes en poche.
Tu as 57 ans, et depuis 20 ans exactement, tu es sur la route.
Tu es né un 28 décembre (- c’est la fête des Saints Innocents, et tu y vois un bon signe), à Valognes, en Normandie. À trois ans tu es placé chez une mauvaise nourrice avec ta sœur aînée, puis chez une bonne, à Yvetot-Bocage, près de la Trappe de Briquebec. Tout ce qui mijote longtemps, à petit feu, ta nourrice le cuisine dans la cheminée ( – c’est toi qui fais le petit bois). Surtout la bouillie grise, une pâte de blé noir qu’on fait cuire très doucement. On la met ensuite dans un moule à cake, puis on la coupe en tranches qu’on fait revenir dans le beurre. Ça remplace la viande et c’est très bon.
Tu fais tes études sur l’île de Tatihou, près de Saint Vaast La Hougue – il y a un musée maintenant à la place de l’école, dis-tu. Dans cet ancien lazaret reconverti en centre de formation professionnelle, tu obtiens deux CAP, un en menuiserie, puis un autre en ébénisterie. Puis encore un BEP de commerce – comptabilité. Puis tu travailles dans le coin. Un jour, tu choisis l’armée. Tu es admis au CRAPS – « commando recherche et action dans la profondeur ». Troupes d’élite, aéroportées. Tu es para, quoi. Pendant 10 ans (on n’a pas le droit de faire plus). Souvent en zone de conflit à risques – Bosnie, Rwanda, Koweit… Tu étais en Guyane aussi. Là-bas, c’est pas 50 km par jour qu’on fait, mais 5, à la machette, avec un fil d’Ariane. Et attention aux mygales, aux caïmans. Bien plus tard (tu es réserviste – on l’est jusqu’à 56 ans, et tu travailles alors pour quelques semaines à Tonnerre), les gendarmes viennent te chercher, tu pars en hélicoptère, et c’est l’assaut contre les terroristes de Charlie-Hebdo. Ces souvenirs-là, comme le Rwanda, tu ne veux pas en parler. Tu dis – c’est personnel.
En 1995, ta copine Nathalie, qui venait d’avoir son DEUG de psycho, est fauchée par un chauffard. Le type n’a pris que 3 ans. Alors toi, au tribunal, tu as déchiré ta carte d’électeur – et tu t’es pris 1000 balles d’amende. Depuis tu as une nouvelle carte, mais tu ne votes pas.
C’est Nathalie qui t’avait poussé à reprendre tes études : à 30 ans, tu avais décroché un bac pro d’agent des méthodes.

– Pourquoi tu as pris la route ? – Parce que un jour, après Nathalie, tu as perdu tout le reste. Tu travaillais à Coutances en Normandie, chez Florette (- vous savez, les salades). Puis dans une entreprise de mobilier. Et tout d’un coup, le patron a disparu sans crier gare. Sur les 50 ouvriers qui sont restés sur le carreau, sans dédommagement, 8 se sont suicidés. Alors tu es parti. Et depuis, tu travailles en chemin, et tu marches, toujours. Jamais de transports en commun. Tu suis les canaux, les sentiers de grande randonnée. Parfois, tu restes 15 jours ici, un mois là, jusqu’à six mois parfois chez ceux qui ont besoin de toi.
La France pour toi, c’est une collection de visages, un réseau de prénoms qui sont autant de destinations le long de ton itinéraire : Mathias, Marie, Henri, Jeanne… Tu marches de village en village, de gîte en maison amie, où peut-être du travail t’attend. Tantôt à la ferme, aux champs, tantôt en restauration de meubles, en construction… Tu es prêt à faire tout ce qu’on te propose, c’est l’employeur qui fait son prix. Mais si on veut t’exploiter, tu t’en vas. Parfois la maison amie est vide, alors tu laisses un mot et tu vas plus loin. Là où tu ne connais personne, et où aucun lieu n’est prévu pour t’accueillir, tu frappes aux carreaux. La route est longue et les nuits sont nombreuses, souvent, jusqu’au prochain lit.
Tu es croyant, dis-tu, et tu as fait le pèlerinage de Saint Jacques – le seul, le vrai, et même au delà : tu es allé jusqu’à Fatima au Portugal.
Parfois il y a les nerfs qui lâchent, et tu te retrouves à pleurer, seul sur un banc. Mais tu n’as jamais baissé les bras, non. Jamais. Tu aimes traverser la campagne, entre les fleurs odorantes, les fleurs de toutes les couleurs. Le long des canaux, tu observes les hérons, les martins-pêcheurs. Tu écoutes le chant des oiseaux. Tu causes avec les gens, aussi, s’il y en a. Il y a ceux qui parlent un moment, ceux qui aident – hier, un pêcheur est allé te chercher un sandwich. Ceux qui te regardent de travers. De plus en plus nombreux, en ce moment. Des racistes même, comme tu dis.

L’an prochain, en février, tu toucheras ta retraite d’adjudant. Comme tu as servi chez les paras, en zone à risque, c’est une bonne retraite : 2168 euros. Alors tu t’installeras en Ardèche, à côté de la ferme où tu as travaillé déjà plusieurs fois (les brebis, les poules). Tout est prévu : tu habiteras cette vieille maison que retaperas, à La Blachette, près de Saint Jean le Centenier. C’est tout près des grottes de Montbrun, pas loin de là où habitait Jean Ferrat. Tu vivras là, et tu écriras le livre de ta vie. Le titre est déjà choisi, c’est une dame qui te l’a donné : « Seul dans ma tête ». Parce que quand je marche, je suis seul. J’ai déjà rempli plus de 15 carnets, il y a quelqu’un qui me les garde, avec mes affaires.
Ce matin, au réveil, tu étais content : la veille au soir, tu avais écouté la radio. On annonçait la capture de Félicien Kabuga, le type qui a financé le génocide au Rwanda. Et ça, c’était une bonne nouvelle. Tu aimerais bien avoir à nouveau un téléphone, pour pouvoir écouter les infos. Sinon, pas besoin : tu appelles en PCV, c’est pas un problème.
Quand tu es parti, après le petit déjeuner dans le jardin, tu as plié le papier sur lequel j’avais noté nos n° de téléphone, ici et à Montreuil, et tu l’as mis dans la pochette de cuir accrochée à ton cou, sous ton pull. Et tu as dit – On se reverra, c’est sûr. Et merci pour tout.
Merci à toi, Georges. Je ne sais pas quand tu liras cette page, car tu n’as ni email, ni téléphone, ni adresse. Mais je te crois : on se reverra.
J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes
se levèrent sans bruit.
Arthur Rimbaud, Aube.
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*Chanson populaire italienne interprétée ici par I Gufi (- c’est l’histoire d’un pélerin qui, contrairement à celle de Georges, est plutôt grivoise).

