inventaire avant déconfinement

Montreuil, dimanche 10 mai 2020

Aujourd’hui, en vrac, un inventaire rétrospectif. Il se poursuivra demain, lundi 11 mai, premier jour de déconfinement, et dernière page de cette chronique montreuilloise.

Déclaration de « guerre » le 17 mars, exodes autour de nous : non, on n’est pas sous les bombes. Se souvenir du portrait d’Amani Ballour, le 3 avril – pédiatre dans un hôpital souterrain à Douma. (Ne pas oublier Pour Sama, film fulgurant de Waad al-Kateab et Edward Watts – un hôpital à Alep – la Syrie, aussi, hier). Relativité de la catastrophe – le paludisme, la famine, la pollution et les guerres tuent plus que ce virus.

Le 27 avril, mort de Marc Garanger. Photographe dans l’armée française en Algérie en 60-61, il a fait 2000 portraits de femmes berbères, muettes sous l’objectif. Je lance ces images pour tous ceux qui ont vécu cette guerre, pour libérer la parole, pour lever la chape de silence qui la recouvre, écrivait-il en 84, quand enfin, il les publie.

Centre ville, début avril

Montreuil confinée – désert de la ville sous le soleil. Ailleurs le tourisme s’effondre – pas ici. Des amis à Paris me disent qu’ils s’ennuient ferme entre des voisins qui s’ignorent, des monuments qui ne leur réchauffent pas le cœur : plutôt s’enfermer chez soi que d’arpenter des rues fermées où rien ne vit. Pas ici. Pour celles et ceux qui le peuvent, mettre le nez dehors c’est croiser encore la terre entière. Rien à voir, tout à regarder.

J’ai grandi, j’ai vécu jusqu’à 20 ans dans un logis mansardé entre le Luxembourg et le Vert Galant, au temps où il y avait encore des boîtes rue des Canettes, un laitier place Saint Sulpice, et dix fois plus de libraires au quartier latin. Pour rien au monde je ne quitterai Montreuil – je le sais depuis 35 ans que j’y vis, c’est plus vrai que jamais aujourd’hui.

Temps séquestré, itinéraires nouveaux. Merci au confinement qui m’a poussée sur ces chemins, à la santé qui m’a permis de bouger, merci à cette ville. Tant de coins où l’absence mortifère d’imagination qu’entraînent nos habitudes nous retient d’ordinaire d’aller. Partout la vie-la mort surprenants, stupéfiants. – À Paris aussi bien sûr, et à Hambourg, à Santiago, à White Chapell ou Bornéo (– Piaf, C’est à Hambourg… ou bien ailleurs…) (Re)lire Baudelaire, Benjamin, nos flâneurs préférés, les anthropologues du quotidien. S’en souvenir. Changer nos vies, encore une fois.

Centre ville, avril.

En una noche oscura, con ansias, en amores inflamada, oh dichosa ventura!…

Par une nuit profonde, pleine d’angoisse et enflammée d’amour, Oh ! l’heureux sort ! je sortis sans être vue, tandis que ma demeure était déjà en paix… Jean de la Croix.

Pas âme qui vive, ici, maintenant, pas de rendez-vous avec l’Aimé. Mais un chemin étroit de l’angoisse, oui, pour reprendre les mots du poète dans le Cantique de l’âme, une purgation amère des sens et de l’esprit, partagée par des millions de reclus.
Quartiers en déshérence, réhabilités, quartiers habités. Le mystère de la ville, plus immense, la nuit. Cruauté du silence quand les sirènes retentissent. Opacité des murs, des fenêtres fermées, plus hermétiques, la nuit. Que se passe-t-il, derrière les murs ?
Écouter les enfants. Et les enfants en nous. Portrait de Claude Ponti, le 16 mars : violé, enfant, depuis il dessine des monstres qui apaisent les nôtres. Peut-être qu’on pourra retourner les voir à Orsay en juin, parmi les monstres de Chauveau.  Tragos, le bouc. Odè, le chant. Tragédie, le chant du bouc : qui chante ici ? Qui sacrifie-t-on ? Sur quels autels ? Mal qui répand la terreur (La Fontaine) : qui seront les prochains boucs émissaires ? (re)lire les Grecs, Les Antigones de Georges Steiner, relire des pages d’histoire brûlante, elles ne manquent pas. Écouter les survivants, et les vivants. Ville déserte, cautérisée. Désert cathartique sous le soleil. On voulait croire la misère, loin d’ici, et des gens ne peuvent plus se nourrir, ici. Parmi eux, ceux qui ont quitté leurs familles pour tenter de mieux vivre, ici. Plus que jamais, pour conjurer leurs peurs et leurs défiances, (les Français) attendent de leurs représentants une prise en compte réelle de ce tragique, écrit le politologue Pascal Perrineau, le 20 avril.

Vous, qui passez sans me voir
Sans même dire bonsoir
Donnez moi un peu d’espoir ce soir
J’ai tant de peine
Vous…

La « distanciation sociale » était là avant, tout le monde sait ça : il suffisait de prendre la ligne 9, de Croix de Chavaux à Jasmin. Ou la 4, d’Odéon à Barbès. Distanciation mitoyenne, souvent – notre maison-le foyer d’à côté, rue Danton-rue Saint Antoine. Ce qui est neuf et nous violente tous, partout, en plus de la violence sociale, raciale – c’est la distance des corps. Être séparé de ceux qu’on on aime, et jusqu’à quand. Retrouver ceux qu’on aime, et ne pas se serrer dans les bras. Jusqu’à quand ? Notre amie Anne réfléchit à cette question : qu’est-ce que ça nous fait ?

Sortir dans le soleil un premier mai, se souvenir des premiers mai – au premier des nouveaux premiers mais, même, en 68. Chercher et trouver du muguet, marcher librement dans la rue et buter sur un mur de CRS. Marcher dans la rue et tomber sur un mur d’images, une banderole. La fenêtre de tir d’un slogan, d’un cri.

L’émotion ne dit pas  » je « … L’émotion n’est pas de l’ordre du moi, mais de l’événement. Il est très difficile de saisir un événement, mais je ne crois pas que cette saisie implique la première personne  disait Deleuze à Hervé Guibert. Quand les cafés sont fermés, quand les rues sont vides ou presque, les murs ont la parole. Lieux de mémoire de la montagne pierreuse, des jardins, des usines et des studios. Rémanence de l’histoire écrite à chaque coin de rue, chaque nom de chaque rue. Témoignages. Les travailleurs et les morts d’hier, synchrones avec ceux d’aujourd’hui. Et puis Montreuil est le royaume du street art, et j’ai marché dans les images : tracées hier, elles nous racontent aussi parfois des histoires d’avant-hier. Aux images, maintenant, des habitants chaque jour ajoutent leurs voix. (Re)voir les histoires de fantômes pour grandes personnes, une exposition sur l’historien de l’art Aby Warburg. Sur la planche-contact géante de son Atlas d’images de tous temps, en tous lieux, en résonance, Mnémosyne.

Fresques centre ville

Espion n’est pas Lorenzetti, mais les graffeurs travaillent souvent comme lui, sur commande, avec un programme iconographique. Aussi les murs nous parlent aujourd’hui comme, hier, les fresques du Bon et du Mauvais Gouvernement sur les murs du Palazzo Publico, aux Siennois. De racisme par exemple, de fierté et de liberté. Le geste de ces mains, à côté d’un stade, de paix. La grimpette des Corps blancs de Jérôme Mesnager (il habite juste à côté), d’équilibre et d’évasion. Ces figures, derrière la station de bus Robespierre, de nous, les passants, passantes.  

Vous, qui passez sans me voir… Me donnerez-vous ce soir – Un peu d’espoir ?… Bien sûr, la chanson désuète parle d’amour, mais la détourner ne lui fait pas injure : il est un peu question d’amour, aussi, dans la rue et dans ces pages.
Ce soir, avec Isa et les enfants, on a dansé quelques minutes sur Stromae – Bâtard, Ave Cesaria, et Tous les mêmes (et y en a marre) : c’était exactement ce qu’il nous fallait.

– Charles Trenet, Raoul Breton, Vous qui passez sans me voir, d’abord chanté par Jean Sablon, ici par Trenet

références :

– (Portrait d’Amani Bellour), Aux soins du peuple, Libération, 3 avril
– Global Food Crisis Worsens, The NewYork Times international weekly, 5 mai
– Saint Jean de la Croix, La Nuit obscure, trad. G. de Saint Joseph.
– (Portrait de Claude Ponti), Démonstration, Libération, 16 mars
Au pays des monstres, Léopold Chauveau (1870-1940), musée d’Orsay, 10 mars -28 juin
– La Fontaine, Les animaux malades de la peste
– Pascal Perrineau, Le retour du tragique : une voie de réassurance pour nos sociétés.#Après 20 avril.
– La mort du photographe Marc Garanger, Le Monde, 2 mai
– Anne Muxel, De la « distanciation sociale » à la « distanciation intime », à paraître
– La peinture enflamme l’écriture, entretien de Gilles Deleuze et Hervé Guibert (sur son livre sur Bacon, Logique de la sensation), Le Monde, 3 décembre 1981 https://www.lemonde.fr/archives/article/1981/12/03/la-peinture-enflamme-l-ecriture_2724394_1819218.html
– Histoires de fantômes pour grandes personnes, comm. G. Didi-Huberman et Arno Gisinger https://www.youtube.com/watch?v=j_Ge7hn9lyA
– Sur Lorenzetti à Sienne, Patrick Boucheron, Conjurer la peur, Essai sur la force politique des images

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