Montreuil, jeudi 7 mai 2020
Montreuil est devenu pour ainsi dire la capitale des Roms de France
Matéo Maximoff
Dès qu’on est venu à Montreuil, on y est resté. C’était fini. On est toujours resté à Montreuil. Pourquoi Montreuil? Je ne sais pas. C’était comme ça. On a vu des terrains vagues où on pouvait venir habiter, on a vu des petites maisons.
Fardi M.*
Le premier signe du confinement, ici, ce fut la disparition des figures les plus familières du quartier, celles que tout le monde connait – le monsieur jovial à casquette qui tous les jours, sur son pliant, fait la manche devant la boutique de viennoiserie en face du métro, et la dame plaintive en fichu, installée 9 mois sur 12 à l’entrée du Franprix. Pas l’évaporation des filles en longues jupes et lourds chignons, qui rient fort en se foutant ostensiblement de vous, car on ne les croise qu’occasionnellement.


Dans la plaine les baladins
s’éloignent au long des jardins
Devant l’huis des auberges grises
Par les villages sans église
Apollinaire, Alcools.
À deux pas d’ici, la rue de Rosny et la rue Saint Just bordent le quartier des Murs à pêches, l’un des territoires des Gitans de Montreuil. Silencieuses depuis le 17 mars – les habitants des caravanes sont enfermés dans leurs cours comme nous dans nos maisons, elles résonnent parfois de musiques comme au 28 de la rue Saint Just, mais rarement.
– Début avril, j’ai remonté la rue Saint Antoine, éventrée en son milieu par un bras de l’autoroute A86, désaffectée pour la construction du tramway T1. Les travaux sont suspendus, et à travers les gravats et les herbes folles, un sentier permet de rejoindre les rues de La Nouvelle France, de l’Acacia et des Ramenas, qui sont aussi des quartiers gitans.
Au milieu des parcelles envahies par une jungle de grands arbres et de plantes grimpantes, des terrains clôturés, des murs effondrés, des dépôts sauvages, entre les portes closes sur des entreprises de BTP, les enclos de baraques et de caravanes impeccables, il y a des voitures immatriculées aux quatre coins de la France, des camionnettes de couvreurs zingueurs, elles aussi de partout. Et je me demandais si ces métiers si répandus dans cette communauté étaient l’héritage des ferrailleurs et des chaudronniers d’hier, les kalderash (de caldera, chaudron en roumain), puisque les Roms établis depuis longtemps ici sont pour la plupart, des kalderash.
Les quelques personnes tranquillement installées dans leurs enclos – des hommes, plutôt, ne quittaient pas la gadji des yeux, jusqu’à ce qu’elle ait disparu de leur périmètre. Des gosses se poursuivaient. Au moment où je photographiais la rue en plan large, l’un d’eux a crié – papa, papa, y a la gadji qui nous prend en photo ! – occasion de discuter deux minutes avec son père, et de lui montrer mes images du quartier. On s’est quittés très poliment. Un peu plus haut, visiblement égaré, un couple de gadjé avec poussette franchissait les palissades de l’autoroute comme les douves d’une forteresse.
En ces débuts de confinement, comme il ne pleuvait pas, il faisait apparemment bon boire un verre, entouré d’arbres et de friches, dans ce quartier réservé. Si je m’étais perdue, on m’aurait sans doute guidée vers la sortie – mais sans la gentillesse avec laquelle, dans la cité de La Noue, comme je m’approchais pour lire l’affiche à la porte du médecin, trois personnes (dont un vendeur de Marlboro) se sont empressées de m’informer, moi la toubab (Madame c’est pas aujourd’hui c’est mercredi, si vous voulez je vous montre le service social là-bas derrière l’immeuble).
Un peu plus haut, vers Romainville et Bagnolet, des Gitans ont acquis ou se sont fait construire de nombreux pavillons, certains somptueux. C’était le fief des frères Hornec, Daltons gitans, Rapetous montreuillois qui fricotaient avec les « Arabes » ( – la police n’est venue à bout de ces patrons du grand banditisme établis entre les Acacias et les Ramenas qu’il y a une dizaine d’années, et l’histoire, semble-t-il, n’est pas terminée.) Je ne suis jamais allée de ce côté-là. Pourtant, on a de bons amis qui habitent pas loin.


Et les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Chaque arbre fruitier se résigne
Quand de très loin ils lui font signe
Ce matin, j’ai marché longtemps dans le quartier Saint Antoine. La plupart des caravanes et des cabanons semblaient fermés, les quelques pavillons étaient silencieux, personne dans les rues – mais des entreprises avaient ouvert leurs portes, et semblaient avoir recommencé à travailler. Mais où étaient passés les enfants ?
Comme je traînais le long des murs, une dame en peignoir, avenante, sort de sa maisonnette tirée à quatre épingles, et me demande – qu’est-ce que vous cherchez ? Nous parlons longuement.
– Je suis tzigane, gitane, bien sûr, on est là depuis très très longtemps, mais je suis française française – pas comme les Roms qui débarquent maintenant de Roumanie, là-haut. Je ne suis pas raciste (comment je pourrais être raciste, je suis rom), mais quand même je suis contente de voir passer quelquefois des Français par ici, enfin des gadjé, des blancs comme vous et moi, parce que avec le virus, je croyais qu’ils étaient tous partis…
– Cette dame s’appelle Paulette. Elle tenait un stand à la fête du quartier Saint Antoine, l’autre année, qu’elle avait même organisée. Ses fils faisaient de la musique, du jazz manouche, et ils avaient créé une radio pour les jeunes. Son mari me donne sa carte – couvreur zingueur. Comme le monde est partagé entre ici et le continent, sur l’île de Houat, il se répartirait donc entre les voyageurs, et ceux d’ici, les sédentaires (on est comme vous les gadgé).
– Moi, dit Paulette en riant, je suis sédentaire, regardez : l’herbe pousse sous ma caravane !… Mais on ne sait jamais.
…Les Gitans d’ici n’ont ni ours ni singes, ni tambours ni cerceaux dorés (même si un frère Hornec s’est reconverti chez Bouglione), et il y a une église évangélique au bout de la rue (« Venez à moi vous tous qui êtes fatigués je vous donnerais du repos », dit une méga-caravane Princesse juste devant chez Paulette). Et si les fruitiers et les jardins des murs à pêche sont autour d’eux, ce n’est pas les Roms qui s’en occupent. Il y a une dizaine d’années, ceux de l’association Ecodrom (drom : chemin, en romani) ont investi la dernière ferme du quartier – ils venaient de la région agricole d’Arad, en Roumanie. Une seule famille y travaille encore la terre.
Quant aux enfants… Déjà avant (c’était il y a 3 ans), notre fille Anne, qui avait pas mal de Roms dans sa classe à l’école Danton, avait toutes les peines du monde à y faire venir ceux des bidonvilles, qui faisaient la manche – méprisés par le clan des gitans de la rue Saint Antoine, sédentaires et bien sapés, qui eux-mêmes, les chavé surtout, se fichaient pas mal d’apprendre à lire. Les filles étaient plus dociles. Alors maintenant…


Hier soir, en errant sur internet, j’apprends dans Actu Seine St Denis du 3 avril, que dans la nuit du 19 au 20 mars, en quelques heures, les Roms installés dans les bidonvilles des Acacias et de Doumer à Montreuil (Seine-Saint-Denis) ont quitté les lieux. Cela représente 800 personnes. Ils sont partis Dieu sait où, ni vus ni connus, fuyant la crise sanitaire – La mairie de Montreuil n’était pas au courant de ce départ car les relations étaient « difficiles » dans ce camp qui était installé sur ce terrain depuis plus de quatre ans. Quelques associations arrivaient à entrer mais les habitants vivaient « uniquement entre-eux mêmes ». Les bidonvilles ont été immédiatement passés au bulldozer… et bien sûr, il est impossible de savoir si des familles reviendront après la crise du coronavirus.**
Le confinement de l’homme s’accélère avec l’invention de l’agriculture sédentaire, autrement dit le Néolothique… La maison « en dur » scelle le confinement des humains dans une boîte immobile, disait le 3 mai l’archéologue J.-P. Demoule, auteur de Pré-histoires du confinement qui vient de paraître.


* dans Béatrice Jaulin, Les Roms de Montreuil 1945-1975
**https://actu.fr/ile-de-france/montreuil_93048/seine-saint-denis-pres-800-roms-ont-quitte-deux-bidonvilles-montreuil-avant-crise-sanitaire_32775461.html