Montreuil,
Mercredi 22 avril
Aujourd’hui, c’est ton anniversaire, Hélène!
Imparfait – C’était midi. Les voyageurs montaient dans l’autobus. On était serré. Un jeune monsieur portait sur sa tête un chapeau qui était entouré d’une tresse et non d’un ruban. Il avait un long cou. Il se plaignait auprès de son voisin des bousculades que ce dernier lui infligeait. Dès qu’il apercevait une place libre, il se précipitait vers elle et s’y asseyait.
Raymond Queneau, Exercices de style.
C’était en 1947, sur la ligne S, au temps du doukipudonktan et de Barbouze de chez Fior. C’était hier. Collé-serré, dans le métro, aux terrasses, partout.
– Essaie un peu de transposer, pour voir (puisque Queneau décline l’exercice sur tous les temps, sauf au futur) :
« Ce sera midi. Les voyageurs monteront dans l’autobus. On sera serré… » …
« Le confinement fait-il monter la tension dans les banlieues ? »
À cette question rhétorique, répondait ce matin un reportage sur la cité des Francs Moisins à Saint Denis – comme tu sais, ici, on la connaît bien, cette cité – les médecins généralistes qui s’y battaient hier appartenaient au même réseau que Günther, à Drancy.
Le 93 : nous avons ce département en commun.
Du 95 où tu habites, tu vas à ton travail à Saint Denis en vélo, matin et soir. Là-bas, à 14 km d’ici, tu as géré, tu gères et tu gèreras, dans ce service de la Petite enfance que tu diriges, les galères d’avant, le chaos de maintenant, et celui de demain.
Saint-Denis, Montreuil : deux villes de plus de 110 000 habitants, dont beaucoup venus des quatre coins du monde. À Saint Denis, La Ribambelle, La Marelle, Les Poulbots… 12 crèches municipales, 8 crèches partenaires et de nombreuses assistantes maternelles (- à Montreuil, 7 crèches collectives, 19 centres multi-accueil, sans compter les micro crèches, etc.), soit près de 1000 tout-petits.
Pour le moment, il s’agit de cartographier les besoins, d’établir des priorités, compte-tenu du ramadan qui commence demain, de gérer la pénurie de matériel et de personnel (sur 250 agents, 90 seulement sont actuellement mobilisables, les autres sont malades, fragiles, ou gardent leurs enfants), de négocier avec l’Etat et les autres villes – en attendant la décision du Préfet.
… Et à part ça ?
C’est tout simple. Une rentrée scolaire prévue le 25 mai pour Gaspard, l’autre, suspendue sine die car pas de reprise d’internat en perspective pour Lucas, et le trou noir pour Arthur, parti il y a 4 mois en Nouvelle Zélande pour en revenir plein d’usage et raison. Sans parler d’Alex, chef d’une petite entreprise, c’est tout dire. Heureusement que son inventivité est à hauteur de ses difficultés – et de ton énergie à toi, Hélène, notre fille aînée.
Hier au parc, j’ai fort pensé à toi : ce jardin public grand ouvert derrière le panneau d’interdiction formelle du maire me semblait à l’image du cercle qu’il te faut quadraturer chaque jour, entre ordres, dés-ordres, et recherche d’impossibles compromis.
Petit cadeau vintage : la vue de la rue de Romainville depuis ta fenêtre de jeune fille, et cette photo du lycée Jean-Jaurès où tu as fait ta scolarité (par-delà le chien-assis de ta chambre) – ce qui fait de toi une montreuilloise (- comprends-tu encore la langue d’ici ?), te vaut des ami(e)s pour la vie, et quelques bons souvenirs. Dont celui-ci (- il n’a rien perdu de son charme, et gardera je crains, toute sa saveur – après) :
– Alors que, forte de ton excellent bulletin, tu tentais de t’inscrire à une prépa Sciences-po (- pas à Louis le Grand, non, soyons réalistes, mais dans une prépa sélect du 94), la directrice t’a évincée d’un « mais voyons mademoiselle, au royaume des aveugles… »
Il y a trois jours, tu nous as envoyé deux liens qui résument tes préoccupations, et les nôtres :
– un reportage de Brut, sur l’action d’ACLEFEU en Seine Saint-Denis, et un article de Marc Betinelli, sur l’origine des pandémies.
https://www.brut.media/fr/news/en-seine-saint-denis-on-s-organise-pour-faire-face-au-confinement-07403d09-0971-455b-90c5-f267637c7770
https://www.lemonde.fr/planete/video/2020/04/19/pourquoi-nos-modes-de-vie-sont-a-l-origine-des-pandemies_6037078_3244.html
J’y réponds avec l’envoi de cette chanson, que plusieurs amis nous ont adressée aujourd’hui – tu l’as reçue aussi, mais la voici quand même, pour les destinataires de cette page qui n’en auraient pas encore pris connaissance : T’as voulu voir le salon, sur l’air de « T’as voulu voir Vesoul »
Et comme depuis toujours, tu as l’art de raconter sans rire des histoires hilarantes (- Ah, les mites… ! Die Motte, auf deutsch – private joke…), voici une page de Desproges d’une brûlante actualité : Mes excuses au pangolin (merci Stéphanie).
Et puis, en ce jour de ton anniversaire, Hélène chérie, aussi vivace que celui des aubépines de Marcel, le parfum de notre oranger, dont les fleurs s’ouvrent au soleil parmi les oranges, sur notre seuil.
…Un oranger sous le ciel de Montreuil ? – Hé oui. Plus consolant que les cent orangers du cloître de Santa Chiara, à Naples, hier envahi par les touristes, et redevenu aujourd’hui peut-être, hâvre de paix.
C’est ainsi que l’homme a domestiqué le globe… Les philosophes en ont conclu qu’il était le roi des mammifères. Il change à « Italie » et descend à « Saint Jacques ». On le reconnaît à son chapeau mou. Alexandre Vialatte, « La terre et l’homme, essai de géographie totale ». Antiquité du grand chosier.




