Montreuil,
Jeudi 23 avril
L’histoire se passe au 3ème siècle, en Egypte : Antoine s’en alla dans des sépulcres fort éloignés du bourg …il entra dans l’un de ces sépulcres et ferma la porte sur lui, demeurant ainsi tout seul. Saint Athanase, Vie et conduite de notre Père Antoine, traduction d’Arnaud d’Andilly
…J’ai organisé le terrier et il semble que ce soit une réussite… Mais le plus beau, dans mon terrier, c’est son silence. Franz Kafka. Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin.
Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques…
Georges Pérec a placé ce texte de Kafka en exergue à Un homme qui dort – l’histoire d’un homme qui décide de se détacher du monde, en se retranchant chez lui, en 1967.
Tu restes dans ta chambre, sans manger, sans lire, presque sans bouger, écrit-il au début du récit.
Aujourd’hui, 38ème jour de confinement – rien de neuf. Le ciel est toujours plus transparent, les cloches sonnent chaque soir à 20h, l’église s’ouvre chaque matin pendant une heure, et le soir souvent on entend un concert (une guitare, deux voix, un micro) aux fenêtres d’un immeuble à côté. Encore un jour troué de livres (après les conteurs d’épidémies, les récits de reclus de gré ou de force – ermites, séquestrés, robinsons….), d’écrans et de repas silencieux à l’ombre, comme en été. Un tour réglementaire d’une heure dans un rayon d’un 1km, quelques courses.
– Tout de même il y a plus de monde dans les rues, chaque jour plus de gens qui s’arrêtent pour se parler, plus de fenêtres ouvertes dans la résidence d’en face. De plus en plus de gens masqués – ou bien peut-être pas, on ne sait plus.
Vie sans surprise. Tu es à l’abri. Tu dors. Tu manges, tu marches, tu continues à vivre comme un rat de laboratoire qu’un chercheur insouciant aurait oublié dans son labyrinthe… »***
Rien de neuf, ou presque : hier, un mail de Patrice Bessac (le maire de Montreuil) : « Vous faites partie des 1000 Montreuillois·e·s qui ont déjà décidé de rejoindre les «Volontaires de Montreuil»…. Certain·e·s d’entre vous n’ont pas encore été pleinement mobilisé·e·s et je sais que les services de la ville font tout pour utiliser efficacement les compétences de chacune et de chacun d’entre vous … Merci au nom de la municipalité… Cet élan solidaire est ce que nous pouvons désirer pour Montreuil…. »
Et aussi un appel téléphonique : une dame du Centre d’Action Sociale qui me demande si je vais bien. Pas parce que je suis malade, mais à cause de mon âge.
Maintenant tu es le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’a plus de prise. Pérec.
Rien de neuf. Sauf que le Ramadan commence demain. Alors dans les supérettes, les dattes, la pâte d’amande et tous les produits nécessaires à la confection des pâtisseries ont remplacé les dernières poules en chocolat et autres lapins de Pâques. Beaucoup de monde devant les magasins d’alimentation orientale et les boucheries halal – Les gens ne sont pas prévoyants, me dit une dame. La boucherie du centre commercial de La Noue vend la viande par 3kg, et un bel assortiment de pâtisseries.
Et puis hier soir, surprise : des grappes de CRS étaient postés Croix de Chavaux et place de la mairie. En faction, ils ne contrôlent à peu près personne – je demande à deux d’entre eux pourquoi ils sont là ? – Pour contrôler répondent-ils, débonnaires. Un monsieur en djellaba blanche s’intéresse aussi à eux, de loin. On circule, il n’y a rien à voir.
Ce soir, les CRS sont partis. Il fait très chaud. Sur les places on flâne, on se pause sur les bancs, pour lire ou causer. Du jazz new-orleans dans la rue : c’est « Le petit Mojo » qui vend des repas à emporter. Le déconfinement a commencé.

Tu n’es plus qu’un œil. Un œil immense et fixe, qui voit tout, aussi bien ton corps affalé que toi, regardé regardant…. Libre comme une vache, comme une huître, comme un rat ! (Pérec, Un homme qui dort, toujours
Rien de neuf.
Sauf que pour Olivier Klein (le maire de Clichy sous Bois, interrogé sur les troubles qui surviennent depuis 3 jours dans le 93), « dans les quartiers, on frôle le point de rupture ».
Le Monde, 22 avril
Et qu’ici, la municipalité va « délivrer à 2000 familles en grande difficulté des bons alimentaires d’une valeur de 100 euros ». Dans Le Montreuillois, reçu ce matin, le maire annonce aussi : « Nous lançons l’opération « Un masque pour tous » avec notre manufacture citoyenne et nous avons commandé 110 000 pièces à des industriels. »
Tu n’as rien appris, sinon que la solitude n’apprend rien, que l’indifférence n’apprend rien : c’était un leurre, une illusion fascinante et piégée. Tu étais seul et voilà tout et tu voulais te protéger…
… tu n’es même pas malade. Tes jours ni tes nuits ne sont en danger. Tes yeux voient, ta main ne tremble pas, ton pouls est régulier, ton cœur bat…
Non, tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise… Pérec.
Un Homme qui dort n’avait pas internet. Il faisait des réussites avec des cartes en carton. Nous avons d’autres divertissements.
« Nous surfons sans cesse sur les réseaux sociaux et sur les sites web… nous sommes en quelque sorte toujours en fuite, toujours dans un mode panique…. dans la roue accélérée du hamster » : aujourd’hui, Hartmut Rosa décrit l’illusion contemporaine de réclusion. Et nous« invite à passer à un « mode de résonance », à « écouter et répondre au lieu de fixer et de contrôler ».
Hartmut Rosa, « Nous ne vivons pas l’utopie de la décélération », Libération 23 avril





