Montreuil,
mardi 17 mars 2020
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés…
La Fontaine, Les animaux malades de la peste.
Hier soir, Macron a déclaré la guerre, les yeux dans les yeux de 35 millions de téléspectateurs. Et sur une voix de fausset, quelques heures plus tard, le ministre de l’intérieur a repris ce langage.
Hier soir, Claire, frappée par le virus, est partie avec les siens, sans doute atteints eux-aussi, dans sa maison au bord de la mer. Et ce matin, devant Isa qui bourrait la voiture de jeux, cartables, instruments de musique et victuailles, pour partir à Lézinnes avec Paco et Aïda, où se réfugient aussi nos voisins Agnès, Sergi et leurs enfants avant midi, heure fatidique du confinement – Günther se moque, sarcastique : c’est ça la guerre ? Lui se souvient des bombes.
Ginger, dont le bébé est sur le point de naître dans des conditions pas tout à fait rassurantes, me dit qu’elle se réjouit de tout ce dont elle peut néanmoins jouir, alors qu’il n’y a pas si longtemps, ses grands-parents survivaient – mouraient dans la terreur.
Montreuil : aujourd’hui, j’ai regardé le parcours de la rue de Romainville au parc des Beaumonts avec des yeux un peu différents. Peu de monde dans la rue – chacun, chacune a l’air de savoir précisément où il ou elle va.
Devant chez Fabienne, je m’arrête, lui téléphone. Elle ouvre : brève conversation, elle à sa fenêtre, moi sur la chaussée.
Dans le parc, au coin de chaque buisson, sur chaque pelouse, chaque banc, le long de chaque allée, des promeneurs, beaucoup avec des enfants. Les arbres sont en fleurs. On a rasé les taillis autour de la mare d’en-haut, pour faire plaisir aux grenouilles. Pas de vaches ni de chèvres pour le moment dans la grande prairie. Beaucoup de chiens. Tout est calme, rien n’est normal : on se croise, se jauge, s’évite.
Deux femmes marchent à pas lents. L’une, à l’autre : – Moi si c’est pour faire semblant de télé-travailler, traiter quatre à cinq dossiers seulement parce qu’internet est saturé, je trouve que c’est n’importe quoi.
Sur l’aire des agrès, rap à fond les ballons, six ou sept jeunes hommes grands, forts et beaux, noirs et arabes, s’entraînent méthodiquement. Comme sur les plages, à Dakar. Le Président a dit qu’on pouvait faire un peu de sport. Ils en font, de toute façon, beaucoup : ils sont là tous les jours, depuis toujours.

Seule au milieu de la grande prairie suspendue au dessus des immeubles, vue immense sur Paris, les faubourgs de la porte de Bagnolet, les quartiers nord, une jeune femme fait ses exercices de yoga. Salut au soleil caché derrière les nuages, au soleil qui se montre un peu, puis s’en va. Sur un banc, tout rond, un vieux monsieur à lunettes téléphone ; son caniche fourre son nez dans l’encolure de son veston. – C’est pas un chien c’est une personne dit le monsieur en souriant, épanoui.
La rue Saint Just est déserte. Silence. Rares véhicules. Côté droit, sur les façades, les clôtures, les peintures se succèdent, vivantes, frappantes. Je les photographie.

Tout d’un coup sur ma gauche, monte une musique tzigane : je rase le mur pour comprendre – ça vient de derrière ce portail en ferraille vert, fermé. Par une jointure, j’aperçois un bout de caravane, un feu qui brûle au ras du sol, des gens qui passent. Un autre monde, à l’abri de cette cour fermée.
Un peu plus bas, à nouveau de la musique. Cette fois c’est une grosse sono quelconque, le portail est grand ouvert sur la cour où jouent les enfants, entre les caravanes qui sont là à demeure. La rue Saint Just et ses murs à pêches ruinés est la rue des gitans.
J’arrive à l’école Danton, toute rouge dans le soleil. Chaque année, Anne y avait des élèves roms. La rue Danton, elle, est sage et bien rangée. Rue de bobos et de petites maisons moches ou bien peignées, avant l’hétéroclite rue de Romainville, couchée dans le lit de la Dhuys enterrée là, si passante puisqu’elle mène à la place de l’église et au métro.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ?
La Fontaine, toujours. Des vers que je me répète souvent, et que j’aime. Je suis arrivée à la maison. Je pousse la porte du jardin.
